La squeegee que vous avez croisée un jour au coin des rues Saint-Denis et Cherrier, c'est peut-être elle. Il y a quelques années, Jocelyne vivait dans la rue et mendiait pour survivre. Aujourd'hui, elle habite un appartement de banlieue avec des électroménagers neufs et un lit pour chacun de ses quatre enfants. Les ragoûts de pattes et les tartes au sucre s'empilent dans son congélateur en attendant Noël. Voici l'histoire d'une remontée.

Sur la photo de droite, l'image d'une écolière modèle, sourire timide et cheveux longs sagement coiffés. Sur celle de gauche, l'image d'une rebelle avec sa coupe en brosse, ses lunettes noires et un t-shirt barré du mot «Anarchie».

 

Quatre années séparent ces deux photos qui apparaissent côte à côte sur l'écran de l'ordinateur. À un moment de ces quatre années, la vie de Jocelyne s'est cassée en deux. Avant, il y avait une famille de classe moyenne, les soupers réunissant les deux parents autour de la table et les week-ends au chalet.

Puis, tout éclate. Le divorce est moche et Jocelyne se sent laissée à elle-même. Elle dérape. Vole de la nourriture à la cafétéria scolaire. Et après un signalement à la DPJ, atterrit dans une famille d'accueil à des kilomètres de chez elle.

«Je détestais tout là-bas, l'endroit, la famille.» Après quatre mois, Jocelyne s'enfuit. Direction: Montréal.

À 15 ans, elle se retrouve seule au monde, sans adresse ni revenus. «Je squattais, je quêtais, je faisais le squeegee. Je faisais mes beaux sourires au monde. Une fille de 15 ans qui sourit, ça pogne!»

Elle jure qu'elle ne s'est jamais prostituée, n'a jamais été toxicomane. Elle a vu ses compagnons d'infortune couler autour d'elle. «Le plus dur, dans la rue, ce sont les gens qu'on fréquente. J'en ai vu, des morts, des suicides. J'en ai vu des filles sucer du monde pour cinq piasses payées en petit change...»

Mère à 18 ans

D'un squat à l'autre, Jocelyne rencontre le père de son premier bébé. Quand sa première fille vient au monde, elle a tout juste 18 ans. Le couple ne tient pas le coup. Et son ex veut avoir la garde du bébé. La bataille judiciaire s'étire.

Jocelyne finit par baisser les bras et, la mort dans l'âme, abandonne la garde de sa fille. «Une assistée sociale sans secondaire cinq qui a passé deux ans dans la rue, ça ne paraît pas bien devant un juge», se dit-elle.

Autre conjoint, deux autres bébés, la perspective d'une nouvelle séparation et de gros problèmes de santé en prime. C'est trop. Du jour au lendemain, Jocelyne fait sa valise. Pendant neuf mois, elle ne donne pas signe de vie à ses proches.

Puis reprend contact avec les ex, tente d'apprivoiser à nouveau ses enfants. Et retombe enceinte, pour la quatrième fois. Cette fois, il n'y a pas de père officiel dans le décor.

La vie dans un trois-pièces

Jocelyne vit dans un demi-sous-sol, avec son bébé. Un week-end sur deux, elle reçoit ses trois autres filles. «On se cordait sur des matelas, comme une corde de bois.»

Elle reçoit de l'aide sociale, court les Villages des valeurs et les banques alimentaires. Et porte son étiquette d'«assistée sociale monoparentale» comme une marque de fer rouge gravée au front.

C'est dur, le regard des autres. «Les gens se disent: check donc la conne sur le BS qui fait des p'tits. Ils pensent que si je n'ai pas la garde de mes enfants, c'est parce que je suis une pute ou une droguée. T'es pognée avec ça sur la peau, ça décolle pas!»

L'autre chose difficile, c'est de trouver par quel bout prendre sa vie pour la revirer à l'envers et repartir d'un autre pied.

Jocelyne voulait rebâtir sa relation avec ses enfants. Mais ses filles n'avaient pas très envie de passer des week-ends dans son demi-sous-sol. Comment sortir de cet appartement de misère sans un emploi? Mais comment trouver un emploi sans terminer son secondaire? Et surtout, comment prendre tout ça à bout de bras avec une santé chancelante?

Toute seule, Jocelyne n'y arrivait pas.

Mères avec pouvoir

Deux immeubles d'une quinzaine de logements chacun, un troisième qui abrite les bureaux et les salles communes, une cour avec des balançoires, un CPE. C'est dans cet îlot entouré d'une haute clôture, en plein coeur du centre-sud de Montréal, que Jocelyne a amorcé sa remontée.

«Ici, il n'y avait personne pour me juger. On était toutes dans le même bateau.»

L'organisme Mères avec pouvoir (MAP) accueille des mères de famille monoparentale décidées à reprendre contrôle de leur vie. En leur fournissant ce qui est le plus difficile à trouver quand on est pris dans le piège de la pauvreté: un logement décent. Mais aussi une garderie, un encadrement et un milieu de vie.

Quand elle a vu son appartement, Jocelyne n'en revenait pas: un frigo neuf, des lits pour tout le monde, une chambre à elle toute seule. «Des fois, j'ouvrais ma porte et je me disais: Mon Dieu, j'ai deux divans, une entrée, quatre lits pour mes filles, et je pleurais.»

Au MAP, Jocelyne est sortie de son isolement. Et elle a trouvé des gens qui se souciaient d'elle. «Ici, il faut avertir quand on quitte l'appartement pour deux jours. Il y en a qui trouvent ça fatigant. Mais moi, je me disais: c'est-y pas merveilleux, quelqu'un qui va s'inquiéter pour moi si je ne suis pas là?»

Trois ans plus tard, Jocelyne a pris sa santé en main. Elle a réglé ses problèmes avec ses ex. Elle a réussi à travailler pendant toute une année pour un salaire qu'elle trouve faramineux: 20 000$ par an. «J'avais tellement d'argent que je ne savais plus quoi en faire», dit-elle.

Mais surtout, elle a retrouvé confiance en elle.

L'été dernier, à 30 ans, Jocelyne est partie vivre avec son nouvel amoureux dans un grand cinq-pièces sur la Rive-Sud. Des lits superposés, une cage avec deux lapins, un sapin de Noël. Pour la première fois, ils recevront leurs familles respectives pour le jour de l'An.

Huit bas de Noël sont accrochés dans le salon: quatre pour les filles de Jocelyne, deux pour ses belles-filles, et deux autres pour elle et son chum. Les huit bas forment un grand sourire sur le mur.

 

Mères et MAP

Des femmes jasent autour d'une pizza pendant que leurs enfants jouent dans une pièce voisine. Il y a Cynthia, qui vient de terminer son secondaire et s'apprête à reprendre l'entreprise familiale. Regina, qui suit des cours par correspondance. Sonia, qui aimerait devenir intervenante psycho-sociale.

Toutes sont des mères de famille monoparentale qui ont, un jour, touché le fond. Et toutes se sont engagées dans un «projet de vie» qui leur permet de profiter des services de Mères avec pouvoir (MAP).

Ici, elles ont droit à un quatre-pièces meublé, dont le loyer ne dépasse pas 25% de leurs revenus. Des intervenants les soutiennent dans la réalisation de leurs ambitions. Et leurs enfants ont accès à une garderie sur place. Temps de séjour maximal: trois ans.

Tout est intégré en un seul lieu: «C'est le seul projet du genre au Canada», souligne la coordonnatrice Nathalie Rochefort.

Depuis qu'il a ouvert ses portes, le MAP a aidé environ 80 femmes à s'arracher au piège de la pauvreté. Financé par la fondation Chagnon, l'organisme vise l'autonomie financière.