J’ai passé la dernière décennie à fuir Montréal pour la campagne pendant l’été.

C’est que j’ai longtemps été coincée dans ma ville natale où je vivais 365 jours sur 365. Comme étudiante, et plus tard comme jeune aspirante journaliste, l’été était la saison pour travailler, pas pour prendre des vacances, à une époque où on avait de la difficulté à se trouver un job au McDo.

J’ai couvert comme une forcenée les festivals, dans l’âge d’or des journaux papier lorsque même un théâtre de marionnettes amateur au fond d’une ruelle pouvait espérer un article. J’écrivais dans la sueur des canicules, sous le bombardement des feux d’artifice, puisque j’habitais près du pont Jacques-Cartier. Je sais bien que ça remplit de joie le cœur des enfants, mais les feux d’artifice provoquaient des crises d’épilepsie au chien de mes parents et faisaient brailler les bébés naissants.

J’ai fini par souffrir de festivalite aiguë. À la fin de je ne sais plus combien de galas Juste pour rire, je n’étais pas morte de rire, j’étais en dépression. Tout ce dont je rêvais quand arrivait le beau temps était de me pousser dans le bois pour éviter ce party permanent.

Pourtant, s’il y a un moment de l’année où tout semble renaître, où tout semble possible, c’est lors des premières chaleurs après l’hiver dans cette ville mal-aimée.

Peu importe le nombre de cônes orange, de travaux et de détritus, et malgré ce sport national de tapocher Montréal, il y a quelque chose dans l’air qui rend ce lieu irrésistible à l’approche du solstice de juin.

Est-ce la floraison des magnolias ? L’odeur des lilas ? J’ai chaque fois envie de revoir Eldorado de Charles Binamé qui a immortalisé l’été de mes 20 ans. J’active ma liste des classiques musicaux ensoleillés qui accompagnent mes promenades, Un été à Montréal de Dubmatique, Printemps été de Jean Leloup, Le blues d’la métropole de Beau Dommage…

Mais le soir, j’enlève mes écouteurs pour entendre les éclats de rire sur les balcons.

Le vrai son de Montréal.

Cette année, je me sens un peu plus enivrée par l’odeur des fleurs qu’à l’habitude. Peut-être parce que j’ai déménagé il y a trois mois dans une rue où il y en a beaucoup. Peut-être parce qu’il n’est plus du tout question de la pandémie aussi. Mon cerveau est en pleine reconfiguration, je vous jure, car ce sont les détails du quotidien qui sont touchés. Je cherche encore mon panier à linge sale dans la maison.

Me voilà rendue dans ce quartier haï de la province qui fut dominé par le très écolo Ferrandez. Mais les gens les moins radicaux sont les réels ignorants qui ont l’humilité d’avouer leur virginité. De la même façon que ceux qui n’ont jamais fumé seront toujours moins agressifs envers les fumeurs que ne le sont les ex-fumeurs, les gens comme mon chum et moi qui n’ont jamais appris à conduire ni possédé de voiture sont beaucoup plus indulgents envers les chauffeurs que ne le sont les cyclistes. Nous ne faisons pas de vélo non plus, étant d’authentiques piétons, c’est-à-dire au bas de la chaîne alimentaire, comme le plancton. Les chars et les bicycles sont également nos prédateurs, avec des capacités différentes de nous mutiler.

Nous sommes tellement des ignares de la voiture que notre opinion sur le troisième lien à Québec s’est résumée, pendant tout le temps que le débat a duré, à « ne sait pas ». Montréalais sans permis de conduire, il me semble qu’on n’avait rien d’intelligent à dire là-dessus.

Mais là, en vivant entre les avenues Duluth et du Mont-Royal qui sont piétonnes, enclavées entre le mont Royal, le square Saint-Louis et le parc La Fontaine, avec ces magnifiques ruelles comme raccourcis, je peux vous dire que, comme piétons, c’est le pied.

J’ai tout le temps envie d’aller me promener à n’importe quelle heure, et ça rend ma petite shih tzu très heureuse, d’autant plus qu’elle n’a jamais croisé autant de chiens.

Mais pour les conducteurs, ce doit être l’enfer. Je m’attends à ce que mes amis arrivent de mauvaise humeur à mes soupers après avoir tourné en rond pendant des heures.

En ce moment, l’amoureux et moi ressemblons à des touristes dans notre propre ville. Les derniers mois ont été difficiles, avec le deuil de mes beaux-parents, le déménagement, les travaux. Mais le seul fait de sortir chaque jour dans d’autres rues change notre regard, donc notre humeur. Nous allons acheter des asperges du Québec à l’épicerie, en faisant un crochet à la librairie Port de tête, d’où je suis incapable de sortir sans avoir acheté un livre. La dernière fois, c’était Petit guide du snooker de Mordecai Richler, l’équivalent littéraire de Sugar Sammy autrefois.

Nous sommes allés manger au Jardin de Panos, avenue Duluth, souvenir d’enfance de mon chum avec ses regrettés parents. Les rues étaient envahies, fêtards et familles réunies, dans une atmosphère bon enfant. Nous avons déambulé jusqu’à un banc du square Saint-Louis où, dans la pénombre, nous avons necké comme des ados. Puis nous avons veillé sur le perron avec le chien, comme deux commères, en observant la jeunesse dans sa vie nocturne, qui est la même depuis la nuit des temps.

Ce qui fait cette ville, ce sont ses gens. C’est à eux, bien plus qu’aux festivals, que les rues doivent appartenir.

Nous n’avons pas encore fini d’ouvrir les boîtes du déménagement, il reste plein de trucs encore à arranger dans cette vieille maison. Mais ce n’est pas seulement pour ces raisons que nous resterons davantage à Montréal cette année. Nous avons envie de renouer avec cette ville comme avec une ex qu’on n’a jamais cessé d’aimer et dont on connaît – presque – tous les secrets.