Rares sont les espaces où notre titre professionnel n’est d’aucun intérêt.

C’est commun de briser la glace en demandant à autrui ce qu’il fait dans la vie. Une question lancée comme une perche pour faire connaissance, un réflexe… Ou presque.

Vous vous rappelez, plus tôt cet hiver, je suis allée me baigner dans le fleuve Saint-Laurent avec un groupe qui médite dans l’eau (très) froide ? Eh bien, j’ai tellement aimé ça que j’y suis retournée chaque semaine depuis. Ça fait donc une douzaine de fois que je vois les mêmes gens, qu’on papote et qu’on brave les éléments au nom de la relaxation.

(Ça rapproche, veut veut pas.)

Il y a quelques jours, j’ai réalisé quelque chose d’étonnant. Je connais le nom de mes compagnons de baignade, je sais que certains ont trois enfants, qu’ils croient en différents dieux, aiment se lever à l’aurore ou faire du vélo d’hiver. Je sais que l’une d’elles fait d’adorables sons quand elle plonge dans l’eau et qu’ils font tous des étreintes de qualité en guise de salutation… Mais j’ignore ce qu’ils font professionnellement.

Je me suis forgé une idée d’eux sans cette information qui va habituellement de soi.

Enfin un espace dont le boulot est complètement évacué ! Des affinités se développent, une solidarité s’opère, mais les enjeux de classe restent à la maison. Même pas moyen d’être tentée par une certaine hiérarchisation… Le titre n’est tellement pas important que personne ne pense à le nommer.

C’est intéressant de deviner les valeurs d’autrui à travers ses gestes, plutôt que par son rôle social. C’est un exercice d’écoute qui nous donne envie d’être vue, nous aussi, pour autre chose que ce qui nous vaut un chèque de paie…

C’est quelque chose que je veux vivre plus souvent.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Julie Ménard, psychologue du travail et professeure au département de psychologie de l’UQAM

Ne pas dire notre titre professionnel, c’est comme voyager là où personne ne nous connaît. Ça peut être très déstabilisant, mais aussi très libérateur. On peut adopter des comportements qu’on n’a pas en temps normal… Se réinventer !

Julie Ménard, psychologue du travail et professeure au département de psychologie de l’UQAM

Comme chaque fois que je réfléchis à un enjeu qui concerne le boulot et l’identité, je me suis tournée vers la psychologue du travail pour mieux comprendre ce qui m’habitait.

La professeure au département de psychologie de l’UQAM m’a d’abord expliqué pourquoi on veut spontanément savoir ce que les gens font, dans la vie : « Poser cette question, c’est demander à l’autre ce qui le définit. Il va souvent répondre en parlant de son travail, mais il pourrait aussi dire qu’il est père ou passionné par un sport, par exemple. En fait, on veut savoir quel est son rôle pour se positionner par rapport à celui-ci… Parce qu’avec les rôles viennent des attentes. »

La valeur qu’on accorde à une personne ne dépend pas de ce qu’elle fait pour mettre du pain sur la table, bien entendu. Mais… est-ce qu’on est plus enclin à faire confiance à un médecin ? À remarquer la créativité d’une architecte ? À s’attendre d’une première ministre qu’elle ne fasse pas la fête ?

Ça se pourrait.

D’ailleurs, selon Julie Ménard, on est conscient des attentes projetées sur soi et on a tendance à agir de manière à y répondre. Cela étant, le boulot – qui a longtemps été au cœur de notre identité – est en plein bouleversement et sa place pourrait être appelée à se transformer.

« On voit qu’il y a un changement dans le monde du travail, souligne la psychologue. On devient plus flexible par rapport à notre emploi, notre lieu de travail, notre horaire et peut-être même dans la saillance de notre titre professionnel ! Ça se pourrait que ce rôle ne soit plus le premier qui vienne définir notre identité. »

Au-delà du manque de main-d’œuvre, des démissions silencieuses et grandes réorientations récentes, l’évolution de la composition du marché du travail a aussi un rôle à jouer dans cette transformation. Au Québec, le taux d’emploi chez les femmes était de 37,4 % en 1976, selon l’Institut de la statistique du Québec. En 2022, il était plutôt de 58,3 % (64,8 % chez les hommes).

Ce qui est intéressant là-dedans, c’est que les femmes sont socialisées de manière à valoriser d’autres rôles que celui de travailleuse, qu’elles le veuillent ou non. Pensons simplement à celui de mère ou d’épouse. « Comme il y a plus de femmes sur le marché du travail, le rôle professionnel a peut-être une saillance moindre dans notre identité, au profit d’autres rôles importants », avance Julie Ménard.

Qu’importe notre genre, on peut de plus en plus se définir comme ami, parent ou baigneur nordique, si ça nous chante.

Après, ce n’est pas si surprenant que mes copains d’eau froide et moi ne jasions pas de boulot. Si les lieux où le travail ne vaut pas grand-chose demeurent rares, les cercles qui se créent autour d’une activité précise ont plus de chances d’être du lot. C’est la passion commune qui nous permet alors de cerner les autres. Peut-être est-ce le cas dans votre ligue de hockey ou votre cercle de lecture, par exemple…

Mais attention ! Il demeure qu’on a besoin d’un point de référence pour être à l’aise, selon Julie Ménard.

Même si on est de plus en plus flexible, on a besoin d’un cadre pour se rassurer, être adéquat socialement et ne pas se sentir maladroit envers les autres.

Julie Ménard, psychologue du travail et professeure au département de psychologie de l’UQAM

Voilà qui complexifie mon plan… J’en étais à me dire qu’on devrait éviter de questionner les gens quant à leur boulot pour créer des espaces plus libres, mais ce choix pourrait se révéler très inconfortable, selon la psychologue du travail.

« On est tellement habitué à ce que les gens nous demandent le poste qu’on occupe qu’une personne pourrait croire qu’on ne s’intéresse pas à elle, si on ne le fait pas ! Il faut être créatif et trouver une autre stratégie.

— OK ! Qu’est-ce qu’on pourrait lui dire, alors ?

— Hum… On peut demander à la personne ce qu’elle aime faire dans la vie. Au pire, elle répondra : “Ma job !”