Depuis deux ans, Dimani Mathieu Cassendo garde précieusement chaque bouteille laissée vide par sa soif d’alcool. Une manière de visualiser la place qu’occupe la boisson dans son quotidien, de quantifier sa consommation, de la réduire et même de la transformer en objets de collection.

« C’est une blague de bédéiste : pour faire une bande dessinée, ça prend du papier, un crayon, une règle et de la bière ! J’ai réalisé que l’alcool était une béquille créative. Je n’étais pas en santé, ça me grugeait de l’énergie et je voulais être bien… J’ai décidé de faire quelque chose. »

Dimani Mathieu Cassendo, 31 ans, a fait sa marque en tant que bédéiste, mais se décrit aujourd’hui comme artiste de la narration visuelle. Ce qui compte, c’est de raconter une histoire, que ce soit en utilisant le dessin, la sculpture, l’écriture ou même l’animation.

Son travail engagé m’a souvent fait réfléchir, dans les dernières années. J’avais donc envie d’entendre l’artiste au sujet de « l’année de la bouteille » – cycle de création entamé en janvier dernier –, d’un coup que son discours m’éveillerait, encore une fois, à d’autres réalités…

« Je me suis toujours demandé ce que je pouvais faire pour la société et pendant 10 ans, la réponse, c’était : parler d’enjeux sociaux comme le racisme et le féminisme. Je crois encore qu’il faut se battre pour ce qui est important pour nous, mais je ne suis plus d’accord avec la manière dont je le faisais. Avant, je disais que les choses ne faisaient pas mon affaire et je ramassais des likes parce qu’on était tous pas contents ensemble… On faisait du trauma-bond [on se liait à travers nos traumatismes] ! »

Les bouteilles vides que l’artiste a commencé à accumuler pour évaluer sa consommation d’alcool sont étonnamment devenues le miroir de sa vie créative…

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Dimani Mathieu Cassendo

« Je regardais les bouteilles et je me disais qu’après qu’elles ont fait leur travail, on les mettait de côté. Puis, je me voyais dans ces bouteilles-là. J’accomplis ma mission, je transporte des messages sociaux et une fois qu’ils sont partagés sur l’internet ou dans des pamphlets, je suis vide. Je fais quoi, ensuite ? Je me remplis d’un autre message, je le transporte et je me vide encore ? Est-ce qu’il n’y a que le message qui est important ou le véhicule l’est aussi ? À un moment donné, ça suffit… J’en ai vu, des activistes souffrir ! J’ai compris qu’il faut être important pour soi. »

La bouteille est devenue un symbole beaucoup plus grand que la boisson. Dimani Mathieu a donc décidé d’accorder du soin à toutes celles qui croiseraient son passage : « J’ai promis à chaque bouteille de la peindre et de lui donner une histoire. »

L’artiste me tend le tout premier récipient qui a eu droit à une transformation. Il est peint d’un jaune vif et heureux. On peut y lire certaines phrases, parmi lesquelles : « J’apprends du passé, je savoure le présent et je redonne au futur. J’ai le temps, j’ai gagné, merci. Je ne possède rien, je suis tout. Ayibobo. »

« C’est comme dire amen », m’explique Dimani Mathieu en voyant mon regard interrogateur. Le chiffre trois, peint à quelques endroits sur la bouteille, réfère quant à lui au tarot : « C’est lié à l’impératrice, qui représente l’abondance, la fertilité et la créativité. »

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Les bouteilles transformées au cours de l’année seront éventuellement bénies et scellées, de manière à ce que les personnes qui en feront l’acquisition puissent « préserver leur énergie ».

L’histoire que cette bouteille raconte est spirituelle, donc ?

Dimani Mathieu Cassendo me le concède : « La racine de tout ce que je fais est la spiritualité ! À cause de mon bagage métissé, je me sens à l’étroit dans la culture québécoise autant que dans la culture haïtienne. J’ai envie de défaire cette tension… Je veux devenir moine de l’art ! »

D’ailleurs, les bouteilles transformées au cours de l’année seront éventuellement bénies et scellées, de manière à ce que les personnes qui en feront l’acquisition puissent « préserver leur énergie »… On n’est pas complètement à l’écart de l’engagement qui a fait la renommée de Dimani Mathieu Cassendo, mais on sent clairement un changement de stratégie.

« J’ai toujours envie de faire de l’art engagé. Je ne peux pas faire abstraction du monde qui m’entoure, mais avant j’étais dans la confrontation. Avec toutes ces conneries de se battre contre les gens et le fait que je devais me battre contre moi-même en plus [avec l’alcool], ça faisait beaucoup d’ennemis ! D’ennemis que je m’étais moi-même créés… Là, j’essaie plutôt d’entrer dans une forme d’acceptation : ceci arrive, qu’est-ce que je peux en faire ? »

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Une sculpture de papier mâché de Dimani Mathieu Cassendo arbore un collier de bouteilles.

C’est le rappel que la bouteille offrira, au cours de ce nouveau cycle artistique. D’ailleurs, on retrouve le symbole dans tout ce que Dimani Mathieu touche. Bill – une sculpture en papier mâché conçue à partir de pages du journal intime de l’artiste – arbore un collier de bouteilles, par exemple. On peut aussi en apercevoir dans un triptyque en cours de création.

Sur le premier tableau, un enfant grandit coincé dans une bouteille. Sur le deuxième, une matriarche semble alourdie par trois bouteilles posées sur sa tête comme un fardeau ou comme une couronne, qui sait ? Sur le troisième, l’enfant devenu adulte a quitté son vaisseau-bouteille, tout en demeurant marqué par sa forme. Sur sa poitrine, on peut lire : « CHWA ».

« Ça veut dire “choix”, en créole, m’explique Mathieu Dimani Cassendo. Pour moi, le destin est une suite mathématique. Un choix a été fait il y a plusieurs années, puis on est arrivés… On n’a rien fait de mal ou de bien, on est juste là. Faut essayer de faire du mieux qu’on peut avec ce qu’on a. Il ne nous reste qu’à faire les bons choix pour nous, that’s it that’s all. »