J’ai croisé Patrick Huard, il y a quelques semaines. Depuis, une question me taraude…

C’était sur le plateau de Deux hommes en or ; je le précise par respect pour le collègue Patrick Lagacé… Dans les coulisses, Patrick (l’humoriste, pas l’animateur) m’a glissé un mot au sujet des réunions de famille auxquelles il a eu droit, plus jeune. Celles où tout le monde se retrouvait spontanément, où les parents jouaient aux cartes jusqu’à l’aube et où les enfants dormaient dans les manteaux, « pas parce que c’était confortable, mais pour qu’on ne les oublie pas » !

Il m’a dit craindre que ces nuits qui s’étirent soient en voie de disparition.

Ça m’a rentré dedans.

Je cultive aussi de précieux souvenirs du genre, pourtant je tente rarement de les recréer… Quand est-ce que le réflexe de se réunir en famille a-t-il commencé à s’effriter ?

C’est ça, la question qui me chicote depuis fin janvier. Et pour y trouver réponse, j’ai pris le temps d’en discuter plus sérieusement avec Patrick Huard – étonnamment devenu ma muse.

« Le dimanche, tout le monde retontissait chez ma grand-mère, raconte l’humoriste, comédien, réalisateur et producteur. Ce n’était pas un gros appartement, mais on était une grosse gang. Ça parlait fort, ça s’obstinait, ça jouait au 500 ! Cette simplicité me manque… »

Après une brève pause, il ajoute : « Bon, je présume que tout le monde rentrait dans son char en bitchant les autres, mais c’est pas grave… Il y avait un véritable esprit de réunion ! »

Alors, la famille est-elle toujours au cœur de nos rassemblements ?

Je vous donne la réponse en version courte : oui, mais non.

Dominique Morin, professeur titulaire au département de sociologie de l’Université Laval, s’intéresse à l’histoire de la société québécoise et à la sociologie de la famille. Il m’a appris qu’avec le baby-boom des années 1950, la famille québécoise s’est retrouvée dans un renversement où l’autorité des anciens ne primait plus nécessairement. On s’est sentis de moins en moins obligés de participer aux activités de groupe…

PHOTO MÉLANIE BÉDARD, FOURNIE PAR DOMINIQUE MORIN

Dominique Morin, professeur titulaire au département de sociologie de l’Université Laval

Parallèlement, une nouvelle image de la famille a commencé à s’imposer : le modèle de banlieue. « L’accès à la propriété est venu avec une mobilité, explique Dominique Morin. En banlieue, tu n’es pas nécessairement le voisin de tes frères et sœurs. La famille s’est donc recentrée sur le couple et les enfants. »

Puis, comme l’expertise sur le bien de l’enfant se démocratisait, la vie s’est doucement organisée autour des besoins des petits.

Le milieu des années 1980 nous a ensuite offert un creux de fécondité historique. Le clan nucléaire a rapetissé ; la parenté est devenue un système de relations interpersonnelles, plutôt qu’un beau grand groupe à voir régulièrement.

Ajoutons à tout ça la conciliation travail-famille et on obtient une nouvelle norme : le temps de qualité passé en famille est tourné vers les enfants, non pas vers la parenté d’autrefois.

« Elles existent encore, les grandes rencontres familiales, nuance Dominique Morin. Mais les maintenir demande un effort. Les gens pris dans la tension conciliation-famille deviennent des tacticiens de l’organisation. Tu veux voir tes proches, mais comment tu arranges l’agenda de tout le monde ? Tu ne feras pas une clé de bras à l’autre s’il ne peut pas venir, alors qu’avant, le sentiment d’obligation existait bel et bien… »

On est plus libres, donc. Et plus occupés, peut-être.

« On a de la misère à se trouver du temps, alors on devient avare de ce temps, m’a dit Patrick Huard. On ne s’en donne juste pas. Je ne sais pas pourquoi on fait ça. C’est comme si l’oisiveté était un péché grave… »

Non seulement on court après notre souffle, mais on cherche aussi à bien profiter des rares pauses qu’on a, comme me l’a fait remarquer Dominique Morin.

« Lors de recherches, des parents nous disent que s’ils dérogent de la routine familiale, ils savent qu’ils vont payer le lendemain… » C’est moins tentant de jouer aux cartes jusqu’à 2 h du matin si tu crains que tes enfants fassent le bacon dès le réveil, c’est certain.

Parlant de laisser-aller, revenons aux soirées familiales de Patrick Huard…

PHOTO DENIS GERMAIN, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Patrick Huard

Tout le monde arrivait avec un sac de chips et on s’arrangeait avec ça. Sinon, on allait chercher des hot-dogs et deux piasses de patates. C’était tout croche, mais c’était assumé. Je me demande si on n’est pas dans la performance, aujourd’hui. On se sent-tu obligé de faire un évènement de tout ?

Patrick Huard

Quand j’ai soumis cette excellente question à Dominique Morin, il m’a répondu que pour être à l’aise de servir un restant de spag à nos convives, il faut une véritable familiarité. Si on n’est pas proches de nos invités, c’est notre image qui entre en jeu…

Moins on se voit, moins on dit : « Fouille dans le frigo pis arrange-toi, j’t’aime. »

Maintenant, doit-on être nostalgique de cette époque où les réunions familiales toutes croches étaient la norme ?

Patrick Huard ne l’est pas, lui.

« Je ne m’ennuie pas de mes parents qui fumaient un paquet et demi dans le char avec les fenêtres fermées, du monde qui conduisait soûl ou de ceux qui disaient des affaires pas d’allure. Mais je m’ennuie de l’esprit, de la vibe bon enfant. Je me demande si on n’a pas quelque chose à apprendre de cette période-là… »

Eh bien, Dominique Morin croit en la pertinence d’observer nos souvenirs dans une démarche anthropologique.

« Entretenir une mémoire claire que la vie n’a pas toujours été comme elle l’est, c’est sain quand tu veux une vie réflexive, plutôt que foncer dans le train-train de la routine. Mais je n’oserais pas appeler oncles ou tantes pour savoir comment mieux vivre ! »

OK, je vais peut-être juste les appeler pour une partie de 500, d’abord.