Je regarde les jeunes manier louches et couteaux. « Est-ce qu’ils comprennent avec qui ils sont en train d’apprendre à cuisiner ? » Leur entraîneur me répond : « Est-ce qu’ils savent pour les prix, la réputation et Anthony Bourdain ? Je ne crois pas, non. Mais un jour, ils seront contents… »

Et comment ! Depuis octobre dernier, Frédéric Morin, illustre cofondateur et copropriétaire du groupe Joe Beef, offre des ateliers de cuisine aux élèves de l’école secondaire Loyola.

Les équipes sportives de l’établissement montréalais sont tour à tour invitées à concocter un repas. L’objectif est vaste : améliorer le lien de confiance entre les coéquipiers et leurs entraîneurs, contribuer à la responsabilisation des jeunes, puis leur permettre d’avoir des discussions importantes tout en développant un rapport sain avec la nourriture.

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L’atelier est une façon différente de parler de nutrition.

Passionné de neurogastronomie (l’étude des mécanismes cérébraux impliqués dans la détection et l’appréciation des saveurs), Frédéric Morin cherchait depuis longtemps une manière de parler différemment de nutrition : « Manger dans un contexte apaisant peut faire partie de la préparation physique. Quand tu prépares toi-même ton repas, tu es en confiance. Et quand tu manges avec des gens, tu prends davantage ton temps, donc tu digères mieux. »

Puis est survenu le scandale de Hockey Canada. Le père de jeunes hockeyeurs a alors senti le besoin de s’intéresser de plus près aux athlètes. « Au-delà de la démarche punitive, il faut préparer les prochaines générations à être différentes. »

Ainsi sont nés les ateliers que Frédéric Morin nomme pour l’instant « les repas familiaux ». Ce soir, une douzaine de basketteurs de 15 à 17 ans cuisineront donc sous la supervision du chef et de son collègue, le cuisinier Charles-Alexis Larocque (dit Chuck).

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Frédéric Morin et son collègue, le cuisinier Charles-Alexis Larocque (dit Chuck)

Avant qu’ils ne se lancent, Frédéric leur donne quatre consignes : ils doivent se laver les mains, goûter à ce qu’ils font, lire les recettes deux fois et, s’ils ont des questions, se les poser entre eux d’abord.

Compris.

Les joueurs se divisent en sous-groupes. Ici, on s’occupe des côtes levées, là, de la sauce BBQ, plus loin, de la vinaigrette aux pommes et à l’estragon, de la salade aux graines de tournesol épicées et feta, des patates et carottes rôties, de la sauce ranch ou encore du Mountain Dew maison.

Le menu me paraît ambitieux. On est loin de la soupe aux légumes de mes feus cours d’économie familiale. Peut-être que les jeunes d’aujourd’hui se débrouillent mieux en cuisine ? Je demande aux adolescents quelle est leur recette signature. Kraft Dinner, œufs, gruau, pain à l’ail…

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Frédéric Morin et Charles-Alexis Larocque ne donnent pas de cours, mais sont là pour appuyer les jeunes.

« Dans le sens que tu fais ton propre pain ?

— Non. »

Rien n’a changé, finalement.

Puis, le spectacle commence. Frédéric et Chuck ne donnent pas de cours formel aux jeunes, ils ne sont là que pour les aiguiller, au besoin. Chacun se lance donc à son rythme.

Roman, végétarien, doit apprêter une courge.

« On t’a expliqué comment faire ou tu te sens complètement abandonné ?

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Frédéric Morin nomme pour l’instant ces soirées « les repas familiaux ».

— Un peu des deux », qu’il me répond en riant.

Dans les faits, Chuck lui a montré à utiliser un économe, « mais ça avait l’air plus simple quand il le faisait ».

Au fond de la pièce, Thomas, Philip et Devon s’occupent du dessert, une torte au chocolat avec crème fraîche et compote de petits fruits. Ils m’expliquent qu’ils sont ici pour apprendre à connaître leurs coéquipiers davantage que par passion pour la cuisine. Devon souligne que sa tâche est paradoxale, puisqu’il n’aime pas le gâteau.

« Tu vois, j’en apprends déjà plus sur lui », glisse Philip, du tac au tac.

Tout près, Kamai planche sur les graines de tournesol rôties. Quand je lui demande s’il a confiance en lui, il me répond qu’il ne serait pas surpris de se ramasser à l’émission Master Chef d’ici deux ans. Trente minutes plus tard, il étouffe un cri en ouvrant un contenant de feta.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— C’est plein d’eau !

— C’est normal.

— Je ne te crois pas. »

Il contre-vérifie auprès de Fred, émiette le fromage avec une moue de dégoût et me lance : « Je reste super bon ! »

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Le chef n’hésite pas à prodiguer de nombreux conseils.

Tout le monde s’applique, mais personne ne se prend au sérieux.

Quand Roman finit enfin de peler sa courge, Chuck lui explique qu’il doit maintenant la trancher en deux pour extraire les graines avec une cuillère. Le jeune athlète le fixe avec un air interrogateur. Le cuisinier enchaîne : « Tu vas te débrouiller ! » Puis, il se tourne vers Jeffrey, qui coupe des patates grelots en deux : « J’aime ton travail. »

Plus loin, Tyler utilise pour la première fois une Microplane sous les bons conseils d’un de ses entraîneurs. Ils sont trois, ce soir, et tous mettent la main à la pâte.

Phil Lafave, directeur des sports à l’école secondaire Loyola, s’accorde d’ailleurs une pause de vaisselle pour me parler du projet : « L’idée, ici comme dans le sport, c’est d’avoir un objectif commun. Ce qui est beau, c’est que dans la cuisine, les élèves se dévoilent différemment. Des jeunes qui ont plus de difficultés scolaires deviennent hyper concentrés, des timides prennent plus de place… »

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Tous les jeunes mettent la main à la pâte dans la cuisine.

Mon regard croise celui de Tyler, qui découvre maintenant l’efficacité d’un presse-citron. Tout le monde a l’air heureux, j’en conviens.

« C’est dur d’être triste quand tu fais à manger… Surtout pour les autres », me dit Chuck, avant que Dempsey — responsable des côtes levées — ne lui annonce calmement qu’il semble y avoir des flammes dans le fumoir.

« Maintenir un but commun à travers le chaos d’une cuisine, c’est vraiment un exercice de pleine conscience », résume Frédéric Morin.

Ça commence à sentir bon.

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Une fois qu’ils auront terminé leur repas, les sportifs pourront manger le fruit de leur labeur.

Spiro m’offre de goûter à la sauce BBQ qu’il prépare. Elle est exquise. Quand je lui demande s’il en est fier, il peine à réprimer un sourire.

Partout autour, des adolescents se consultent : quelle quantité d’huile on devrait mettre sur les légumes ? Comment on coupe ça, du romarin ? Des raisins frais, est-ce que ça va vraiment dans une salade ?

Deux heures plus tard, les mets sont enfin prêts. Les jeunes s’assoient autour d’une vaste table pour manger le fruit de leur labeur. Je les laisse tranquilles. J’ai peur que la présence d’une inconnue ne les empêche de communiquer librement — ce qui demeure l’objectif premier des ateliers.

Le propriétaire du groupe Joe Beef me fait part d’une crainte, tout en ramassant son matériel. Et si les gens pensaient que ce n’était qu’une affaire d’école privée ?

Si ça se déroule à Loyola, c’est parce que l’établissement a récemment recruté un coordonnateur pour son programme de hockey, m’explique Frédéric. Comme il voulait s’impliquer, il a proposé des ateliers de cuisine au nouveau venu, et Carl Benoît a immédiatement embrassé le projet.

En ce moment, c’est juste une version bêta. Le but, c’est d’arriver à un protocole facile à reproduire dans un contexte communautaire ou dans n’importe quelle école.

Frédéric Morin, cofondateur et copropriétaire du groupe Joe Beef

Les aliments utilisés lors des ateliers sont donnés par des fournisseurs sensibles à la cause, mais autrement, des campagnes de financement pourraient être organisées, estime Frédéric Morin. Sinon, on pourrait offrir des ateliers payants aux adultes et investir les fonds recueillis dans une version gratuite pour les élèves. Même que ce serait bien d’inviter des intervenants psychosociaux pour aborder différents sujets, non ?

Frédéric Morin a plein d’idées.

« Je ne veux pas qu’on construise une statue à mon nom. Je crois juste qu’il y a trop de chialage et pas assez de faisage. »

Je souris en repensant à une phrase qu’il m’a dite, alors qu’il était plongé dans le chaos, plus tôt.

« Je dors bien quand je sors d’ici. »