« Si jamais tu n’es pas à l’aise dans une pièce ou avec quelqu’un, ne reste pas et va ailleurs. »

Sous la phrase, un enfant court. Ses joues sont rouges, sa bouche est crispée. Il est visiblement mal à l’aise. Il se dirige vers un groupe : une aînée qui discute avec un bambin, deux adultes qui jasent et une femme qui tient un poupon dans ses bras. Celle-là regarde l’enfant, soucieuse. Il sera entendu.

Ton corps t’appartient !, de l’autrice espagnole Lucía Serrano, vient tout juste de paraître en français aux éditions Crackboom. Destiné aux enfants de 3 ans et plus, l’album illustré aborde l’intimité de manière franche.

Oui, c’est correct d’explorer son corps. Oui, on peut nommer les parties intimes sans gêne. Non, personne ne devrait nous toucher sans qu’on en ait envie. Même pas un adulte.

« Si tu dis non, il faut qu’on t’écoute. Si on ne t’écoute pas, demande de l’aide. »

Je me souviens qu’enfant, on m’apprenait la comptine « Mon corps, c’est mon corps, ce n’est pas le tien. Tu as ton corps à toi, laisse-moi le mien ». Ça venait d’un film pédagogique de Moira Simpson et Andrée Major, produit par l’ONF, en 1986. Tout un ver d’oreille…

Séparés par trois décennies, les deux messages sont sensiblement les mêmes. Mais je salue les outils qui se multiplient aujourd’hui pour permettre aux enfants de connaître leurs droits. Pour leur apprendre à nommer tout ce qui se trouve sur le vaste spectre qui s’étend du malaise à l’abus.

À cet effet, un passage de Ton corps t’appartient ! m’a particulièrement touchée.

Lucía Serrano écrit : « Il pourrait arriver que quelqu’un te fasse quelque chose que tu n’aimes pas et qu’à ce moment-là, tu ne dises pas ‟NON”, parce que tu n’oses pas ou parce que ça te gêne. Et le temps passe et quand tu y repenses, tu ressens de la tristesse. »

L’autrice poursuit en illustrant la différence entre les bons secrets et les mauvais : « Quand de la mauvaise nourriture te cause une indigestion, ton corps la rejette, n’est-ce pas ? Il faut faire la même chose avec les mauvais secrets. »

Ces phrases peuvent être une délivrance, je crois.

Il y a trois ans, j’ai réalisé que mon corps avait caché une multitude de mauvais secrets.

Je tournais la série documentaire Comment devenir une personne parfaite. En gros, j’utilisais tous les outils possibles pour tenter d’être plus intelligente, sexy, organisée et spirituelle. Pour un épisode, j’ai été plongée dans une longue séance d’hypnose. Vers la fin de celle-ci est survenu un moment fort gênant que je ne m’explique pas encore… Je me suis mise à pleurer en répétant que le désir est une injonction imposée aux femmes dès l’enfance.

Le thérapeute m’avait posé une question relative à la séduction. C’était un thème de la série, il était donc prévu d’aborder ce sujet. J’y consentais ! Mais je n’avais pas imaginé qu’une digue pourrait lâcher…

D’un coup, j’ai vu en rafale une tonne de souvenirs emmagasinés. J’ai revu tous ces hommes qui m’avaient sexualisée, quand j’étais enfant. Les regards, les mains, les sous-entendus, les becs, les sifflements, les allusions.

Je les revoyais, eux, les passants, les inconnus, les proches, les « gentils ». Et je ne pleurais pas mon sort, je pleurais de rage en pensant aux filles qu’on objectifie, qu’on conditionne à recevoir de l’attention masculine et dont on dispose impunément à un moment de leur vie où elles ne devraient pas avoir à composer avec l’intérêt d’adultes.

D’ailleurs, que de la pornographie portant l’étiquette « barely legal » (donc mettant de l’avant l’âge de la majorité à peine atteinte des protagonistes) soit si ouvertement populaire me renverse… Qu’est-ce que ça dit de notre société ?

Quel regard pose-t-on sur la jeunesse ?

C’est justement une question que soulève Sarah Polley dans son récent essai Run Towards the Danger : Confrontations with a Body of Memory. La comédienne, scénariste et réalisatrice canadienne y dévoile des pans — souvent enfouis et troublants – de son passé.

Parmi eux, la façon dont on a projeté différents désirs sur elle dès un jeune âge. Sarah Polley a incarné le rôle principal de la très populaire série Les contes d’Avonlea. Certains se sont alors permis de sexualiser son corps d’enfant. D’autres ont ensuite voulu la contraindre à la jeunesse tandis que son corps devenait celui d’une femme. D’un côté ou de l’autre, on lui imposait un regard intéressé, voire autoritaire.

L’autrice dévoile que certains hommes ont franchi des limites et qu’elle s’est efforcée de les oublier pour continuer à avancer.

Elle raconte par exemple qu’elle n’avait que 14 ans lorsqu’elle a rencontré Jian Ghomeshi pour la première fois. Il était alors un musicien bien connu. Un adulte. Ce jour-là, elle a pourtant cru qu’il allait l’embrasser.

Quelques années plus tard, elle a eu une relation sexuelle avec la célébrité. Il était le premier « non-adolescent » avec lequel elle couchait. Ce fut un cauchemar.

Sarah Polley a rapidement oublié à peu près tous les détails de cette nuit-là. Elle a même poursuivi une relation cordiale avec l’homme. Les souvenirs de violence n’ont ressurgi que lorsque l’animateur radio a été publiquement accusé d’abus sexuels, en 2014… Accusations dont il a été acquitté en 2016.

Lire Sarah Polley, c’est se choquer, c’est possiblement se rappeler une trâlée de bobos, mais c’est surtout espérer des changements. De grandes conversations, des bouleversements, des dénonciations. Et pas nécessairement celles qui vous viennent en tête.

Parfois, je me prends simplement à rêver à des voix qui s’élèvent. Des voix d’adultes qui en remettent d’autres à leur place. Qui soulignent bien fort que les enfants, comme les adolescentes, ont droit à la sainte paix.

Que vos commentaires, mains, yeux et faims sont des couteaux.

Parce que malheureusement, aussi importants soient-ils, ça prendra plus que des livres illustrés et de courageux essais pour que les enfants n’aient plus à porter de mauvais secrets.

Ton corps t’appartient !

Ton corps t’appartient !

Crackboom

40 pages