J’ai commandé de nouvelles chaises pour la salle à manger fin juin. Les anciennes ne sont plus présentables. Les sièges sont quasi défoncés, les dossiers en cuir, déjà usés, ont été striés par les griffes de mon jeune chat. On m’a assuré que les nouvelles chaises seraient en magasin dans les cinq semaines suivantes. Elles sont arrivées quatre mois plus tard.

Je suis allé chercher les chaises le week-end dernier. Elles sont encore dans des boîtes, en pièces détachées, dans ma salle à manger. Juste à côté des pneus que j’ai fait changer au garage. J’envisage d’en faire des éléments d’une installation d’art contemporain que j’intitulerai « Déliquescence pandémique », tellement l’envie d’assembler les chaises et de trouver un espace de rangement pour les pneus m’inspire peu.

Mon chat dort dans l’un des pneus. Ce sera une exposition vivante. S’il n’en tenait qu’à moi et à ma paresse, ce pourrait devenir un décor permanent. Pas certain que j’aurais le feu vert du comité familial. Dire que je suis languide, en cette mi-novembre, serait un euphémisme. J’ai l’habitude des déprimes saisonnières. La lampe de luminothérapie est à portée de main. Ce n’est pas tout à fait de ça qu’il s’agit ces temps-ci.

Depuis le début de la pandémie, le nombre de fois où nous avons invité des amis à la maison se compte sur les doigts de la main. Au début, cela allait de soi en raison des restrictions covidiennes. Ensuite, pour finir de me convaincre qu’il était inopportun d’inviter qui que ce soit à souper, j’ai décrété que les chaises de la salle à manger n’en offraient plus la possibilité. Ce qui n’est pas faux.

« Même mes amis ont fait des commentaires sur l’état des chaises ! », m’a confirmé Fiston, qui a profité de notre absence, le week-end dernier, pour inviter des chums à dormir à la maison. Quand c’est rendu que ton ado est gêné par l’état de ton mobilier…

Je pensais à mes chaises en état de quasi-décomposition en lisant le dossier de ma collègue Émilie Côté sur les effets de la pandémie, non pas sur les meubles de salle à manger, mais sur chacun de nous. Est-ce que la pandémie m’a changé comme elle a changé quantité de gens, selon les études menées à ce sujet ? Suis-je devenu moins organisé ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’organisation, mais je n’ai jamais autant repoussé à demain ce que j’aurais pu faire aujourd’hui. J’ai régressé à l’état de l’étudiant en mi-session. C’est vrai pour le travail comme pour la vaisselle. Tant qu’il reste une fourchette dans le tiroir, à quoi bon remplir le lave-vaisselle ? Une maison trop bien rangée est la preuve que vous avez raté votre vie, selon l’adage.

Ce week-end, vais-je enfin ranger ma cour ? J’ai déjà décidé, après avoir lu un reportage à ce sujet, de laisser les feuilles mortes se décomposer sur ma pelouse. Elles serviront d’engrais au printemps. En revanche, les vélos, les meubles du jardin, le boyau d’arrosage ne deviendront jamais du compost…

« Nous avons tous un proche qui dit avoir moins le goût de sortir depuis la pandémie », écrit Émilie. J’en ai un et il ne pourrait être plus proche… Non seulement la pandémie ne m’a pas décidé, comme tant d’autres, à quitter la ville pour la campagne, mais je n’ai jamais eu aussi peu envie de sortir de chez moi.

Je compatis avec ce jeune écrivain qui m’a confié la semaine dernière qu’il préférait vivre dans une maison isolée à la campagne sans électricité que dans Villeray, mais je ne voudrais pour rien au monde changer de place avec lui. Ma capacité d’appréciation de la vie dans un chalet se limite généralement à 24 heures.

Je n’ai pas encore été atteint de la COVID (je touche du bois, tout sauf dans le bois), mais je me vautre dans cette langueur qui a caractérisé la pandémie. Je suis devenu un ermite, adepte de coconnage. Je ne vois plus que rarement mes amis. Je sors beaucoup moins au resto, au théâtre, au cinéma.

L’espace que j’occupe, le plus clair de mon temps, dans le divan, est identifiable à la teinte devenue plus foncée du cuir brun. J’y ai regardé dix épisodes en deux soirs de la série The Crown cette semaine, en me répétant qu’il s’agissait de l’équivalent d’un cours d’histoire pour Fiston (qui m’accompagnait). À sa suggestion, nous avons entrepris de regarder dans l’ordre tous les films d’animation du studio Ghibli, et pas seulement ceux du maître Miyazaki.

« Tu regardes un film par jour ? », m’a demandé cette semaine mon patron, à qui je me confiais sur mon régime cinéphilique pandémique sur les plateformes numériques. Je suis devenu une caricature de moi-même, à me programmer des rétrospectives d’Antonioni et de Fassbinder (avec sous-titres, bien sûr). La Coupe du monde de soccer qui approche me fait craindre que mon corps ne se fonde pour de bon dans le sofa du salon.

Je ne m’en plains pas, tant s’en faut ! Pour compenser et me donner bonne conscience, je cours et je marche. Dix mille pas par jour en moyenne. En prenant mon temps, bien plus qu’avant. Il n’y a pas que des inconvénients à avoir changé. Je vous laisse. La cour est pleine, le lave-vaisselle est vide, la salle à manger est encombrée et il y a un match à la télé.