Une femme entre dans le gymnase. Je remarque aussitôt sa main bandée.

« Raconte-lui pas ce qui s’est passé, elle va capoter ! », murmure son amie en me voyant m’approcher. Trop tard, j’ai besoin de savoir. La blessée m’explique qu’elle s’est disloqué le pouce en essayant d’attraper un ballon, il y a quelques jours… Mais qu’est-ce que je fais ici ?

La réponse est simple : quand j’ai su qu’une ligue de ballon-chasseur organisait des soirées récréatives pour recruter des membres, j’ai tout de suite voulu y participer. Parce que je suis bonne, vous vous dites ? Oh, non.

Parce que je traîne des traumatismes d’enfance liés à ce loisir (qui consiste, je le rappelle, à lancer un ballon très fort vers les joueurs adverses pour qu’il les heurte). J’étais donc fascinée d’apprendre que des adultes décident de se le réapproprier et d’en faire une passion, voire un mode de vie.

Je n’exagère à peu près pas, vous allez voir.

Je suis accueillie au Centre Yvon Deschamps par Marie-Douce Denis, présidente de la ligue Dodgeball LGBTA Montréal — les Ratons-Chasseurs. En ce moment, près de 200 joueurs en font partie. Leur orientation sexuelle et identité de genre importe peu, tout allié est bienvenu.

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Marie-Douce Denis

La femme de 37 ans joue ici trois soirs par semaine.

« Je me fais souvent dire que je donne trop de temps au dodgeball et pas assez à ma famille. Mais en tant qu’athlète, je n’ai pas le choix de maintenir un certain niveau d’entraînement, sinon je ne serai pas prête à représenter le Québec aux Nationaux ! »

Parce que oui, il existe un circuit canadien de ballon-chasseur. Montréal accueillera d’ailleurs le championnat national 2023, au printemps prochain. Entre-temps, différentes ligues s’affrontent dans le réseau provincial et certains joueurs atteignent même le niveau mondial.

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Chez les Ratons-Chasseurs, l’élite côtoie les amateurs. Il y a des soirées de jeu pour tout le monde.

« C’est une communauté qui se tient vraiment », précise Marie-Douce Denis. Les membres vont prendre un verre après l’entraînement du jeudi, ils se soutiennent sur le terrain comme dans la vie.

« Ici, le dernier choisi n’existe pas », ajoute la présidente. Les équipes sont déterminées avant les joutes de manière à équilibrer les forces. Pas de douleurs dues au caoutchouc non plus. Les ballons utilisés par la ligue sont en mousse et recouverts de latex.

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Reste que des blessures surviennent, à l’occasion. Marie-Douce a reçu un tir en pleine bouille, lors d’une compétition aux États-Unis. Œil au beurre noir et commotion cérébrale.

C’est en partie pourquoi le recrutement de femmes se fait plus difficile. Les lancers masculins peuvent effrayer. Pour attirer plus de joueuses, les Ratons-Chasseurs organisent donc des soirées strictement féminines quelques fois par année.

Ce qui nous amène dans le gymnase du Centre Yvon Deschamps.

Près d’une trentaine de femmes y sont réunies, ce soir-là. La majorité ont été traînées [souvent de force] par des amies, d’autres adorent le ballon-chasseur, mais n’osent pas devenir membres régulières de la ligue.

Elles semblent confiantes, contrairement à moi qui me sens petite dans mes shorts.

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C’est qu’il y a ici plusieurs joueuses de balle-molle et de rugby. Des filles qui ont du bras en tabarouette. Des filles avec des genouillères (« je les porte juste pour avoir l’air bonne », tente de me rassurer une dénommée Vicky). Des filles qui, même avec un pouce disloqué, viennent jouer.

Ça impressionne.

Qu’importe, je m’avance sur le terrain et j’attends le premier coup de sifflet. Dès qu’il résonne, les joueuses se lancent au sol pour éviter les ballons (il y en a cinq en même temps), elles crient, elles se défient. Je me fige.

« Ça n’a rien à voir avec la petite école, hein ? », me dit une coéquipière juste avant de projeter le ballon contre le mollet d’une ennemie.

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Je finis par sortir de ma torpeur et empoigner un ballon. Aussitôt lancé, aussitôt attrapé par une joueuse adverse. Je suis éliminée. Je dois attendre sur les lignes de côté jusqu’à ce qu’une coéquipière intercepte un tir et me ressuscite.

Je serai souvent sur les lignes de côté, durant les deux heures de jeu.

Je m’enfarge partout, je suis une cible facile et mon bras est très faible. Mes adversaires récupèrent toujours les ballons que je lance. Je nuis à mon équipe.

Pourtant, chaque fois que je tends un ballon à une coéquipière pour qu’elle le lance à ma place, celle-ci m’encourage : « On s’en fout que tu sois bonne ou non ! On s’amuse ! C’est en essayant qu’on s’améliore ! »

Elles sont indulgentes.

Après plusieurs minutes, j’attrape mon premier ballon et ressuscite du même coup deux coéquipières éliminées. Je lève les bras au ciel en criant : « J’AI FAIT UN CATCH ! »

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Je ne comprends pas trop la joie qui m’envahit.

Rapidement, j’ai le toupet détrempé de sueur et le corps fatigué.

« C’est le seul moment dans ma semaine où je ne pense à rien d’autre que d’éviter des ballons, me confie une coéquipière. Ça fait du bien. »

Vrai. Je suis en mode survie, complètement absorbée par mon environnement plutôt que par mes réflexions.

Puis, l’inimaginable survient : j’élimine une adversaire après avoir bloqué un de ses tirs. Mes coéquipières applaudissent, j’éclate de rire.

Incroyable, mais vrai : ce jeu m’amuse. Mes blessures d’enfances sont pansées, que je me dis…

Au même moment, je mange un ballon en pleine face.

Ma pauvre adversaire se confond en excuses, tandis qu’un mélange de brûlement et d’engourdissement se répand sur la moitié gauche de mon visage.

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Un constat s’impose : les femmes qui m’entourent sont résolument fortes. Elles intimideraient n’importe qui avec un ballon entre les mains. Ma face salue leur puissance. Mais aussi imposantes soient-elles, elles sont ici pour le plaisir. Et leur plaisir est contagieux.

« Le pire est arrivé et tu t’en sors bien ! », lance Marie-Douce en courant vers moi.

Elle n’a pas tort.

Je suis une femme nouvelle.

La prochaine soirée Just Us Girls aura lieu le 23 novembre. Pour toute information sur la ligue et ses évènements, rendez-vous sur la page Facebook des Ratons-Chasseurs.

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