J’ai vraiment compris l’importance du mouvement #metoo après une entrevue avec Nathalie Simard en 2019. Combien toutes ces voix rassemblées avaient créé une force qui aide celles et ceux ayant souffert du silence entourant les violences sexuelles. « #metoo a été pour moi un méga-cadeau, m’avait-elle dit. C’est comme si j’avais plein de monde qui venait me donner une tape dans le dos. Tu n’es plus seule. Nous sommes toutes là, même si on ne se connaît pas. »

Nathalie Simard était particulièrement seule lorsqu’elle a dénoncé son agresseur en 2004 et n’eût été l’enregistrement des aveux de Guy Cloutier par les policiers, je ne pense pas que sa dénonciation aurait été prise au sérieux.

Voilà ce que je retiens du mouvement #metoo, cinq ans plus tard : Nathalie n’est plus seule, toutes les victimes ne sont plus seules. Nous avons dit collectivement, haut et fort, qu’il y avait un grave problème de société et que ça ne pouvait plus continuer comme ça. Ce que #metoo a révélé, en cumulant d’un coup toutes les expériences individuelles d’agressions qui se déroulent le plus souvent dans l’intimité, est l’ampleur du problème. En fait, le problème est que c’est une culture, aussi difficile à changer que de faire dévier le Titanic qui fonce sur un iceberg. Et ça, on commence à peine à le comprendre.

#metoo a seulement cinq ans ? J’ai l’impression que ce mouvement est beaucoup plus vieux, tellement il s’est passé de choses depuis 2017 — Salvail, Rozon, Brûlé, Lacroix, Bond, etc. — et combien la colère grondait sous la surface depuis longtemps avant d’éclater au grand jour.

La dénonciation des violences sexuelles ne date pas de #metoo, les féministes des années 1970 en parlaient, mais leur discours a été noyé dans la célébration de la libération sexuelle qui n’a en rien changé les statistiques des viols dans nos sociétés, qui demeurent le crime le moins déclaré.

Cette prise de parole a commencé avant, à la jonction d’un renouveau militant et de l’essor des réseaux sociaux — les créateurs de Facebook et de Twitter n’avaient certainement pas prévu que leurs inventions allaient mener à ce changement de paradigme. Je me souviens très bien de l’onde de choc d’#agressionnondénoncée en 2014 qui a précédé #metoo, un mouvement qui a d’ailleurs été lancé en 2007 par une Afro-Américaine, Tarana Burke, mais qui a trouvé un souffle mondial après le scandale Harvey Weinstein en 2017. Quand on y pense, ça ne s’est jamais vu dans l’histoire de l’humanité que les femmes du monde entier disent toutes ensemble : vous nous agressez, vous nous violez, ça suffit.

Je me souviens aussi que ma première réaction a été la peur. Pas pour moi, et encore moins pour les agresseurs, mais pour celles qui, justement, prenaient la parole. Combien de poursuites allaient leur tomber dessus ? Quelle allait être la réaction d’une société qui n’était certainement pas prête à recevoir cette parole, tellement elle remettait en cause toutes les relations de pouvoir ? On n’a qu’à voir la dérive inexcusable de Hockey Canada pour comprendre qu’il y a des endroits où ça ne veut pas bouger du tout, même cinq ans plus tard. Et cela n’est pas sans lien avec la violence misogyne qui redouble d’ardeur dans le monde virtuel.

Oui, j’ai tremblé pour toutes ces femmes, et ces hommes aussi, qui ont dénoncé. Mais ce qui m’a étonnée au fil du temps est la longévité du mouvement. Personne n’a lâché le morceau et ceux qui ont cru à un soubresaut passager ont dû s’en mordre les doigts.

C’est bien simple : ça ne passe plus.

Quelque chose a vraiment changé, qui ressemble à l’éclatement d’une bulle familiale lorsque l’inceste est révélé, mais à l’échelle de la société. Une fois que c’est sorti, on peut essayer de faire taire, on peut jouer à l’autruche, mais on ne peut plus revenir en arrière.

« On n’aura plus le droit de cruiser, c’est ça ? » Mon chum a lancé ça un jour quand #metoo a commencé à faire des vagues. J’ai éclaté de rire. Il n’a jamais vraiment été un dragueur, c’est moi qui ai fait les premiers pas il y a 20 ans, et il a eu cette réaction comme pour protéger un privilège dont il n’a jamais vraiment profité. Ça m’a rappelé la sortie médiatique absurde d’une centaine de femmes françaises, pour la plupart célèbres, qui ont défendu « le droit d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». C’est fou ce qu’elles ont pris le mors aux dents pour défendre les hommes, et combien ça vieillit mal. Parce que c’est flou, le « droit d’importuner », et il y a une différence entre se faire draguer à Cannes et se faire agresser dans une chambre d’hôtel du Sofitel où on est femme de ménage. Personne n’a dit que la séduction devait disparaître, les gens continuent de tomber amoureux tous les jours et Tinder est un gros succès.

Mais je comprends, car moi aussi, #metoo m’a transformée, en me faisant réfléchir à des choses que je préférais oublier, en revisitant plein de trucs lourds que j’avais acceptés comme une fatalité. Que voulez-vous, le changement, le vrai, ça fait toujours un peu peur au début.

Des discussions enflammées ont eu lieu dans les chaumières sur le sujet. J’ai vu des soupers où les femmes racontaient leurs expériences, tandis que les hommes parlaient de moins en moins, comme sonnés par l’ampleur du phénomène, comme si père, frère et mari pensaient « #toiaussi ? », tout en sachant très bien au fond d’eux-mêmes qu’aucune ne mentait. C’est ça, une culture, tout le monde baigne dedans, ça suinte par les murs et les pores de la peau, normal qu’on trouve ça normal même quand ce ne l’est pas, même parfois quand on en est victime.

J’ai entendu des arguments un peu pénibles de la part de personnes exaspérées. Du genre « le viol a toujours existé, on ne changera pas les hommes, c’est aux femmes de faire attention », un peu comme Elvis Gratton disait que « des pauvres, il y en aura toujours ». Il y avait de quoi être énervé quand, chaque semaine, une dénonciation arrivait. Comme journaliste, j’ouvrais parfois avec crainte mon ordinateur le matin en me demandant qui allait se faire « caller » dans la journée.

Car si le mouvement a eu un écho planétaire, c’est d’abord parce qu’il a éclaté dans le monde du showbiz, parce que des célébrités ont parlé, parce que d’autres célébrités sont tombées de haut, dans les milieux du cinéma, de l’humour, de la musique, de la littérature, de la danse. Mais on se rend compte que c’est dans tous les milieux que ça arrive. Des enquêtes médiatiques ont suivi, des pratiques policières ont changé, des politiques contre le harcèlement sont adoptées dans les entreprises, le système judiciaire tente de s’adapter, mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de la victoire du journalisme, de la police, des entreprises ou même de la justice ici, plutôt celle du courage des victimes qui ont pris la parole, et la force du nombre.

Maintenant, tout le monde en parle. Les discussions sur les violences sexuelles et le consentement sont sorties des cercles militants. Il est devenu impossible de jouer les ignorants. Depuis une semaine, partout où je pose les yeux, c’est présent.

En lisant le livre Que reste-t-il de #moiaussi ? de la journaliste du Devoir Améli Pineda qui fait un excellent résumé des secousses du mouvement au Québec. En voyant le documentaire Janette et filles de Léa Clermont-Dion à Télé-Québec, qui rappelle le chemin parcouru. En célébrant le Nobel de littérature remis à Annie Ernaux. En suivant les manifestations des femmes en Iran.

Nous avançons. À tâtons, parce que c’est inédit. On se questionne maintenant sur la culture de l’annulation, on commence à penser à la justice réparatrice. Car on aura beau dénoncer chaque agresseur individuellement, le changement ne se fera pas sans la prévention et l’éducation, sans s’attaquer aux mentalités.

Cinq ans plus tard, nous devrions nous demander : qu’avons-nous perdu, au fond, avec #metoo ? À mon avis, absolument rien, et certainement pas notre innocence, puisque nous savons que nous avons laissé faire. Seuls ceux qui profitaient du déséquilibre et du silence perdent lentement du pouvoir. En tout cas, je n’ai aucune nostalgie du monde d’avant #metoo. Cela a ouvert quelque chose qui ressemble à l’espoir d’un avenir meilleur pour celles et ceux qui grandiront dans un monde où les abus ne feront plus partie de la culture, mais du criminel.

Le travail ne fait que commencer.