Ils m’ont eu à Vert. La deuxième ou la troisième pièce du concert. J’avais les paroles en tête, incapable de les chasser. C’est ironique. Le spectacle s’intitule Histoires sans paroles – Harmonium symphonique. J’avais surtout les yeux pleins d’eau, pris d’une émotion vive et soudaine.

Je me suis fait un devoir de ne pas croiser le regard de mon amie Josée, à quelques sièges du mien, à la salle Wilfrid-Pelletier, afin qu’Histoire sans paroles ne devienne pas Histoire d’eau. Deux saules pleureurs, Josée et moi, quand on s’abandonne à nos émotions. Ne vous avisez surtout pas de nous parler de nos ados qui risquent de quitter le nid ! La sève monte trop vite.

La nostalgie est une drogue dure et la musique est une drogue douce. Rien ne me rend plus nostalgique que la musique. Je renoue invariablement avec la mélancolie d’une peine d’amour préadolescente lorsque j’entends Everybody Wants to Rule the World de Tears for Fears. Je retrouve la liesse de mon adolescence quand la radio fait jouer Mala Vida de la Mano Negra ou Printemps été de Jean Leloup.

La pop new wave de Soft Cell ou de Human League sera toujours associée à ma mère, se préparant à sortir dans les années 1980, qui me demande de lui conseiller une robe à porter. Je me revois, à l’étage de notre maison de banlieue, à 12 ou 13 ans, lui conseillant la verte, qui rappelle la couleur de ses yeux.

Les chansons d’Harmonium me renvoient inévitablement à l’époque où mon père a racheté en CD toute la discographie du groupe de Serge Fiori. L’heptade et Les cinq saisons sont devenues les trames sonores officielles de la maison.

Ces chansons me rappellent des moments privilégiés partagés avec mon père, nos discussions sur la politique, le hockey ou la littérature, alors que je découvrais sa collection de disques (de Led Zep à Brel en passant par T. Rex et Félix).

J’entends la musique d’Harmonium et je pense à mon père. L’Orchestre symphonique de Montréal interprète les premières notes de Vert, sous la direction de Dina Gilbert, et j’en suis profondément remué. Comme les arrangements de Simon Leclerc m’avaient ému à la parution de l’album Harmonium symphonique, il y a deux ans. La réaction est viscérale. Toute tentative d’explication rationnelle est inutile.

« Chaque fois que je l’écoute, je suis bouleversé. Si mon papa était encore vivant, j’aimerais tellement l’écouter avec lui », m’avait confié à la sortie de l’album le directeur artistique du disque et du spectacle, Nicolas Lemieux.

Mon père a eu 74 ans la semaine dernière. Pour son anniversaire, je l’ai invité à ce concert de l’OSM. Une rare sortie père-fils. Il m’a averti : « Si je m’endors, tu me donneras un petit coup dans les côtes. » On a convenu que je ne le réveillerais qu’en cas d’extrême nécessité : c’est-à-dire s’il se mettait à ronfler. Pas de risque. Il tapait du pied à mes côtés, il chantonnait dès qu’il reconnaissait une mélodie, il dirigeait l’orchestre de la main, l’index replié sur le pouce.

À l’entracte, je lui ai présenté Josée et son amoureux Jérôme, qui a connu Harmonium à son arrivée au Québec du Mexique, au milieu des années 1980. Avant Josée, a-t-il précisé, qui a découvert la musique de la bande à Fiori au cégep, comme bien d’autres. Mon père leur a raconté comment, en bon Gaspésien, il faisait cuire son homard dans l’eau de mer, qu’il allait chercher en bottes de caoutchouc. Il m’a transmis sa façon de manger du homard, le rouge et le vert inclus, en n’oubliant surtout pas tous les morceaux de chair de la carcasse, ce qu’il y a de meilleur.

Je vous parle de transmission, d’héritage, de legs, de musique, de fruits de mer (chez nous, on prononce « crâbe », comme il se doit) pour éviter d’aborder un autre sujet. J’arrive à l’âge où l’on commence à s’inquiéter davantage pour ses parents. J’ai des amis qui ont perdu leur mère ou leur père (parfois les deux) dans les derniers mois et les dernières années.

L’idée vague que mes parents ne seront pas toujours là, dans mon quartier, commence à peine à me traverser l’esprit. Je préfère ne pas y penser. J’ai une grand-mère qui a vécu jusqu’à 105 ans. Je m’accroche à sa génétique et à sa longévité. Mon père va bien, je vous (me) rassure. Mais il vieillit comme tout le monde. Et je me prends à soudainement redouter le moment où je ne pourrai plus lui parler des déboires du Canadien ou du PQ, du plus récent roman d’Alain Farah ou de la musique qui nous unit, celle de Leonard Cohen et des Beatles, de Louis-Jean Cormier et de Serge Fiori.

En sortant de la salle Wilfrid-Pelletier, on a croisé Louis-Jean, justement, accompagné de sa fille. « J’aime ton papa », lui a dit mon père. Moi aussi je t’aime, papa.