J’avais 15 ans quand j’ai lu Putain (Seuil, 2001). Bon, « lire » est un bien grand mot. J’étais trop choquée pour terminer le roman.

Ce n’est pas la sexualité dépeinte par Nelly Arcan qui me bouleversait, mais tout ce qu’elle sous-tendait chez ses personnages féminins. La pression de se conformer au désir masculin ; la soif d’être remarquée qui en naît ; la peur de voir son corps vieillir et perdre tout intérêt ; la compétition entre femmes qui en découle...

Le bon vieil impératif de plaire malgré notre inévitable date de péremption, quoi.

Je n’avais pas envie de reconnaître tout ça en moi, à l’époque. Nelly Arcan avait compris bien des choses, mais ça me tentait moyennement de contempler mes paradoxes, rages et échecs à venir. J’ai refermé le livre en ressentant quelque chose comme du dédain.

C’est la première fois que j’avais peur du reflet que me renvoyait une autrice.

Chaque année, quand on souligne l’anniversaire de sa mort – le 24 septembre –, je repense à la puissance de Nelly Arcan. Je me demande ce qu’elle pourrait aujourd’hui me révéler sur moi-même. Sur vous.

Après Arcan, il y a eu Marie Uguay.

Coup de foudre et mal de ventre.

Dans Journal (Boréal, 2015), écrit sur son rapport à l’art, la nature, le monde hospitalier, le corps (le sien étant mutilé par le cancer des os qui devait l’emporter à l’âge de 26 ans). Au fil de ses pensées, elle dépeint une féminité dont certains aspects sont souvent cachés, sans doute parce qu’on les juge laids.

Au seuil de la mort, la poète s’accroche à la passion. Elle se concentre sur l’amour qu’elle porte à son conjoint, mais aussi sur l’envie fulgurante qu’elle cultive pour son médecin. Elle dévoile sans fard son besoin de rester femme convoitée malgré le mal et l’épuisement.

Elle écrit le désir dans ce qu’il a de plus vital et de plus triste à la fois. Être vue par l’autre devient question de survie.

Nelly Arcan nous ouvre les yeux sur l’envie qu’on nous impose. Marie Uguay nous rappelle qu’on peut en faire un moteur. (Mais est-ce qu’on veut vraiment en faire un moteur ?)

Puis est arrivée la toute brillante Daphné B.

L’autrice m’a renversée avec l’essai Maquillée (Marchand de feuilles, 2020). Comme plusieurs, la rigueur de sa plongée dans l’univers de la beauté m’a épatée, mais j’avoue que certains chapitres m’ont fait l’effet d’une douche froide. Ou, plus honnêtement, d’un majeur bien levé en ma direction.

Lire Daphné B., c’est reconnaître que j’ai souvent jugé les femmes qui se font volontairement belles. Vous savez, celles qui osent se faire remarquer par leur ombre à paupières vive et leurs lèvres colorées ?

Dans un monde où le désir est une injonction, j’ai regardé de haut celles qui décidaient de prendre les armes. Comme si elles étaient moins intéressantes parce qu’elles savaient manier les pinceaux ou, pire encore : davantage en quête d’approbation masculine qu’une autre.

Le désir, la compétition, on y revient toujours.

Pourtant, je n’avais jamais fait l’effort de m’instruire sur le maquillage en tant que rituel ou outil identitaire. Lire Maquillée, c’était donc me rappeler ma misogynie intériorisée.

Si ces trois autrices ont contribué à la déconstruction de mes biais, elles m’ont aussi poussé dans le dos. Elles sont des penseuses vers qui me tourner quand je bataille pour trouver ma place dans une société qui, veux, veux pas, m’a moulée. Elles m’effraient et me réconfortent à la fois.

« Tant mieux ! », m’a lancé Daphné B. quand je lui ai avoué qu’elle faisait partie des autrices qui, dans la lignée d’Arcan, me brassaient la cage.

« Je n’ai pas écrit ce livre-là pour rien ! [En tant que femme qui aime le maquillage] je me confrontais aux jugements de mes amies... Le patriarcat, c’est tout le monde. Même moi, j’ai intériorisé plein d’affaires. »

Elle me parle notamment de la figure de l’écrivaine punk qui se met en danger :

Pour prendre la parole d’une femme au sérieux, c’est comme si on exigeait qu’elle mette son corps en jeu. C’est jamais vrai tant que la fille n’est pas sur le bord du gouffre.

Daphné B.

« J’ai intériorisé ça comme étant la preuve de ma valeur littéraire, ajoute-t-elle. Je me bats chaque jour contre cette image-là. »

Ce n’est pas anodin, d’ailleurs, qu’on reconnaisse le génie de Nelly Arcan et de Marie Uguay davantage depuis leur mort. Et pas qu’elles : on peut aussi penser à Vickie Gendreau et Josée Yvon, également disparues dans des circonstances tragiques.

« Dans le milieu artistique québécois, on se plaît à sanctifier les autrices décédées, les suicidées. Mortes, on peut les célébrer sans les craindre. »

C’est un extrait retranché de Maquillée que Daphné B. a justement publié sur Instagram, il y a quelques jours. Ça m’a rentré dedans.

« Ça vient d’une vieille frustration, m’a-t-elle expliqué. J’ai l’impression que dans le milieu littéraire québécois, beaucoup d’hommes portent aux nues ces femmes mortes. Dans un sens, je pense que la femme totale, c’est une femme morte dont on peut disposer. Elle n’est plus là pour nous répondre, pour parler de son œuvre ou la défendre. »

On peut passer une vie à essayer d’exister dans le regard de l’autre, puis se faire déposséder une fois disparue... Rendu là, à quoi bon vouloir plaire ?

« Maintenant, je veux devenir méchante. »

Daphné B. le dit en riant, mais je ne doute pas de sa sincérité. Elle ajoute qu’heureusement, on a un exemple à suivre : Virginie Despentes, qui a récemment publié Cher connard chez Grasset.

Une autre autrice qui sait nous confronter en exposant crûment des réalités souvent tues.

« Oui, elle a été dans le regard de l’homme et elle a fait du travail du sexe, mais elle est aussi devenue “pas aimable”, poursuit Daphné B. J’aimerais ça, un jour, ne pas être aimable. »

Sortir du maudit impératif d’être désirable... Le rêve, non ?