Le New York Times parle d’une ère d’anti-ambition1, Beyoncé nous invite à quitter notre emploi et le web est obsédé par le « quiet quitting », soit l’art de ne faire que le strict minimum au travail. Qu’est-ce qui se passe avec nos aspirations professionnelles, coudonc ?

J’ouvre l’application Instagram. Dans une vidéo virale, un comédien costumé incarne à la fois un patron et son employé. Le boss offre une promotion au second, qui la décline. Ben voyons, ça ne se refuse pas ! Le subalterne explique que c’est pourtant simple : il aime bien avoir du temps libre...

Suit une publication de l’autrice Amber Sparks. « Je ne crois pas que ta vie ait besoin d’avoir un but, ou toi, une grande ambition ; je pense que c’est correct de juste errer dans la vie en trouvant des choses intéressantes jusqu’à ce que tu meures. »

Quelques secondes plus tard, à la question « Quel est ton emploi de rêve ? », une influenceuse répond : « Je ne rêve pas vraiment d’être exploitée, désolée... »

L’ambition est attaquée de toute part.

Pourtant, il n’y a pas si longtemps, on faisait des entrepreneurs des idoles, non ? On jasait de l’effet A et on enviait l’audace des gens qui se présentaient à Dans l’œil du dragon... Pourquoi, d’un coup, voit-on moins bien l’ambition ?

J’ai posé la question à deux chercheurs. Divulgâcheuse : ils m’ont notamment parlé de valeurs féminines et de société patriarcale. (Merci de lire jusqu’à la fin, si vous pensez déjà m’envoyer un courriel fâché.)

L’ambition est innée, m’a d’abord expliqué la psychologue du travail Julie Ménard.

« Quand on regarde les études longitudinales, dans l’enfance, l’ambition, c’est quelque chose de clair. Les enfants de 3 ans — garçons ou filles — veulent avoir la maîtrise d’une compétence spéciale et de la reconnaissance pour celle-là. »

Pensons à devenir astronaute-vedette ou, dans mon cas, à marier Gilles Latulippe (j’ai toujours eu des ambitions un peu champ gauche).

PHOTO SARAH EMILY ST-GELAIS, FOURNIE PAR L’UQAM

Julie Ménard, psychologue du travail

« Ce que les études nous apprennent, c’est que le besoin de reconnaissance est fondamental au développement de notre identité, poursuit la professeure de psychologie. Vouloir être vu pour les efforts qu’on fait, c’est inné. »

L’ambition relève donc des caractéristiques de chaque individu, mais le contexte culturel y joue pour beaucoup aussi. Longtemps, la compétition a été valorisée au travail. Dans une structure hiérarchique linéaire, on se devait d’être ambitieux pour monter les échelons.

Or, ce n’est plus le cas, m’a expliqué Mircea Vultur, professeur de sociologie et chercheur en socioéconomie du travail.

On change fréquemment d’entreprise, de poste et même de secteur, aujourd’hui. Qu’est-ce que la notion de carrière veut dire dans un monde du travail volatil ? Elle est en train de devenir obsolète !

Mircea Vultur, professeur de sociologie et chercheur en socio-économie du travail

Les travailleurs sont dorénavant moins attirés par un titre que par un défi. Ils trouvent leur valorisation ailleurs que dans une promotion. Surtout, ils savent qu’il existe autre chose que le boulot.

Julie Ménard y va d’une comparaison intergénérationnelle : « Les baby-boomers n’étaient pas exposés à la notion d’équilibre telle qu’on la connaît aujourd’hui. Maintenant, c’est peut-être plus dans la vie privée que les gens veulent être vus et reconnus. »

On en est donc à cerner ce qui devrait être valorisé ou non. Et c’est là que les gros mots arrivent...

« L’ambition est d’une certaine manière associée aux valeurs du patriarcat et d’un monde du travail traditionnel, glisse Mircea Vultur. Aujourd’hui, la critique sociale est très forte, on est davantage dans l’égalité et la collaboration. »

PHOTO SOPHIE GRENIER, FOURNIE PAR MIRCEA VULTUR

Mircea Vultur, professeur de sociologie et chercheur en socioéconomie du travail

D’ailleurs, le chercheur remarque qu’il est de plus en plus difficile de recruter des gens pour pourvoir les postes de gestionnaires. Le souci, c’est qu’on fait encore porter l’obligation de résultats à certaines personnes, mais que celles-ci n’ont plus la même autorité sur leurs employés. Aujourd’hui, en tant que patron, tu as des collaborateurs, non pas des subalternes. Et tu dépends d’eux pour réussir... Une position qui demande de la flexibilité.

Tout est une question de valeurs sociétales, résume Julie Ménard : « On est dans une société aux valeurs dites plus féminines, soit orientée vers le fait de prendre soin et de donner à l’autre. Comme le succès, le pouvoir et la richesse sont des ressources limitées, on est peut-être moins à l’aise de se les approprier. On valorise plus ceux qui aident les autres à atteindre leurs buts que les leurs. »

Tout ça a beaucoup de sens, mais plus simple encore : n’est-ce pas difficile d’être ambitieux quand une pandémie nous a appris que la majorité des emplois n’étaient pas essentiels, que plombe une menace nucléaire et qu’on se sait coincés dans une crise climatique ?

Mircea Vultur me donne raison : « L’ambition est liée à une certaine prévisibilité de notre trajectoire. Beaucoup d’employeurs disent : “On ne peut plus compter sur les jeunes, ils ne veulent plus de responsabilités !” C’est plutôt qu’ils ne peuvent pas se projeter dans le long terme... À quoi bon attendre ? »

Julie Ménard estime aussi que l’avenir incertain nous incite à investir davantage dans le présent. Mais il y a plus, selon elle. Il y a la foi.

Les anciennes générations et certains baby-boomers croyaient que si on travaillait fort, on gagnait notre ciel. Mais on perçoit de plus en plus qu’on a juste une vie à vivre et qu’on ne sait pas vraiment ce qui nous attend après...

Julie Ménard, psychologue du travail

Pourquoi vouloir avancer à tout prix, s’il n’y a pas nécessairement de récompense au bout du chemin ? Ou si on sait que malgré tous nos efforts, notre poste peut être aboli ? On a vu nos parents perdre leur emploi après y avoir voué leur vie, après tout...

Alors, aux poubelles, l’ambition ?

Telle qu’on l’a connue, peut-être. Mais elle demeure saine sur bien des plans, insiste Julie Ménard.

« S’il s’agit de se sentir compétent et reconnu, c’est une excellente chose ! Là où ça devient difficile, c’est quand une pression est ressentie, que les objectifs sont irréalistes ou que la volonté d’être vu est insatiable. Sinon, être vu, ça fait du bien ! »

Il ne reste qu’à déterminer par qui on souhaite l’être...

1. Lisez l’article du New York Times (en anglais)