La panique autour du papier de toilette au tout début de la pandémie annonçait-elle, comme un présage, à quel point on allait se faire chier dans les années à venir ?

Ce fut la première pénurie absurde, quand on s’est rendu compte qu’elle était causée par les anxieux qui stockaient des rouleaux, plutôt que de la nourriture non périssable comme le font les vrais survivalistes.

Depuis, les pénuries se multiplient. Du lait pour bébés aux voitures d’occasion qu’on s’arrache en passant par la tragédie de la disparition des logements abordables, sans oublier la plus importante : la pénurie de main-d’œuvre, qui fragilise tout le système et crée le chaos dans les aéroports et les bureaux des passeports. Le tout sur fond d’inflation et de risque de récession.

Sentez-vous le retour de la vie après la pandémie ? Elle claudique et elle trébuche, cette vie, mais elle reprend – et sans surprise, la pandémie aussi. Moi, je vous jure, je fais tout pour me sentir « de retour ». Au diable le masque, enweille les shows dans des lieux clos, j’ai même recommencé à faire la bise, mais il y a tellement de gens autour de moi qui attrapent le virus ces derniers jours que j’ai décidé de le remettre jusqu’à mes vacances, que je n’ai pas envie de passer sur le carreau.

Pour paraphraser Michèle Richard à propos de l’émission Garden Party : la vie, faut que ça continusse. Des milliers de personnes âgées sont mortes de la COVID-19, qu’on a oubliées d’autant plus facilement qu’on n’a peut-être jamais cessé de s’en foutre. Ça m’étonnerait que les soins se soient améliorés en CHSLD avec la pénurie de main-d’œuvre. Quant aux personnes âgées autonomes, si elles n’ont pas eu la chance d’être propriétaires, on n’hésite plus à les évincer pour rénover leurs appartements et les louer plus cher.

Je me sens un peu déboussolée, comme Mathieu Bélisle qui vient de sortir le très bel essai Ce qui meurt en nous, contenant ses réflexions sur la pandémie et notre déni de la mort. « Le culte du rendement et de la productivité, l’appétit de vitesse et d’accélération nous ont conduits à considérer la Terre comme un autel immense où tout ce qui vit doit sans relâche être détruit, dépensé, sacrifié jusqu’à la consommation de toutes choses, jusqu’à la mort de la mort » écrit-il. « Dans un tel régime, la faute ne se trouve plus, comme jadis, dans le fait de trop désirer, ou alors de nourrir des désirs interdits, mais dans le fait de ne pas désirer assez, ou pas assez vite, de ne pas se montrer suffisamment désirable. »

Nous sommes peut-être en pénurie de désirs, à force d’en être gavés.

Mon plan estival demeure le même que dans les dernières années : à la campagne, à cultiver mon jardin extérieur et intérieur. Je détestais déjà voyager en haute saison, et à voir le bordel dans les aéroports, je me félicite de mon choix, même si j’ai envie de tout quitter pour aller n’importe où, jusque dans les endroits les plus plates de la planète, seulement pour ne plus être chez nous. Pour être honnête avec vous, je fais tranquillement mes adieux au voyage. C’était probablement la chose que j’aimais le plus au monde, et l’activité qui m’a le plus endettée dans ma vie.

Cela n’aura peut-être été qu’un épisode de l’histoire humaine, ces foules de gens des pays riches qui sautent dans des avions pour de courts séjours tandis que pour le reste de la planète, le seul voyage qui existe est l’exil.

J’aurai connu dans ma vie cette époque où on accompagnait mes grands-parents à l’aéroport quand ils partaient pour Acapulco, parce que prendre l’avion était un évènement, et puis ensuite les billets d’avion au rabais qui permettaient une escapade accessible à toutes les bourses. Mais ce temps-là arrive à sa fin.

Ça n’a surtout pas de sens de brûler les dernières réserves pétrolières comme des fous, en plein réchauffement climatique qui s’annonce encore plus grave que les scénarios les plus pessimistes des écologistes d’hier. Je pense que nous reviendrons au monde pré-tourisme de masse un jour, non par responsabilité, mais parce que nous n’aurons plus le choix. On voyagera comme au début du XXsiècle, une ou deux fois dans une vie, dans un long séjour initiatique, plutôt qu’une semaine dans un tout-inclus.

J’ai l’impression qu’inconsciemment, les gens ont deviné ce qui s’en vient et qu’ils veulent profiter des derniers moments de ce monde d’avant, d’où l’explosion de la demande de passeports. Cela me rappelle un petit essai qui m’a fortement marquée, en 2018 : Le mal qui vient de Pierre-Henri Castel. Ce psychanalyste de formation explore la possibilité de la malfaisance humaine dans la perspective très réelle d’un effondrement écologique. « Plus la fin sera certaine, donc proche, plus la dernière jouissance qui nous restera sera la jouissance du Mal. Au lieu d’assister passivement, génération après génération, à la disparition de tout ce qui était bon, et qui faisait jusqu’ici sens, et puis sans doute non seulement à la disparition des générations elles-mêmes, mais des derniers individus qui les composent, je fais l’hypothèse que, parmi les derniers hommes, certains transformeront ce sinistre déclin en une ivresse extatique de destruction. Qui les en empêchera ? Et surtout, au nom de quoi les empêcher de transfigurer en un Mal éclatant ce qui n’était de toute manière que tristement voué à empirer ? Plus proche sera donc la fin et plus passionnément l’humanité trouvera les sources d’excitation nécessaires à vivre dans des actions excessives, atroces, démentes. »

La guerre en Ukraine en est probablement un bon exemple, qui ne fait plus les manchettes, après avoir tassé les autres guerres de l’actualité.

Je pense que nous sommes en pénurie de prudence, de compassion, de vision et de sens, plus que de tout autre chose.

Les feux d’artifice et les festivals sont de retour dans mon quartier. Malgré ses cônes orange, la ville de Montréal est si belle remplie de ses gens qui déambulent, ses éclats de rire entre amis que j’entends sur les balcons et les terrasses. Plus que jamais cette année, chaque petite parcelle de terre, chaque espace de balcon, de toit ou de trottoir est occupé par des plantes, des fleurs, des fines herbes, des légumes et des fruits. On dirait bien que l’agriculture urbaine a pris racine et est là pour de bon. Tout ce qui pousse à l’intérieur de ce bitume qui nous fait suffoquer pendant les canicules a pour moi valeur de symbole et de promesse. Je suis persuadée jusqu’au plus profond de mon être que nous réussirons à traverser la crise écologique et économique si chacun prend soin de son petit bout de territoire et de sa communauté, si nous agissons dans le réel immédiat autour de soi, plutôt que de vouloir changer le monde de son salon en s’engueulant sur les réseaux sociaux. En tout cas, ce n’est certes pas avec Airbnb qu’on va y arriver.

Je vous souhaite un très bel été, malgré tout ce qui nous pend au bout du nez.