L’automne dernier, j’ai consacré une chronique à tenter de répondre à la question d’une lectrice, soit : est-ce que les jeunes d’aujourd’hui manquent de pudeur ? Je croyais que ce « courrier des lecteurs » serait un exercice isolé, un simple clin d’œil aux réflexions que je découvre parfois avec joie dans ma boîte courriel… J’avais tort.

Après la publication de cette chronique, j’ai reçu tant de nouvelles questions au sujet des jeunes que c’est devenu évident : je devrais dorénavant prendre le temps de répondre aux interrogations du lectorat de La Presse, au moins quelques fois par année… Pendant plusieurs années. (Voyez comme je place subtilement des pions pour renouveler mon contrat ?)

Parmi les courriels qui ont retenu mon attention, celui d’une dénommée Mélanie, au sujet de l’authenticité. Je vous en résume les grandes lignes : si les jeunes sont si à l’aise avec la transparence, ils vont favoriser les politiciens qui leur semblent authentiques, non ? Si tel est le cas, va-t-on voir une transformation de la politique ? Sommes-nous bien prêts à vivre avec tant de transparence ?

J’ai tendance à laisser la politique à Paul Journet, mais ce courriel cachait des enjeux de société que j’ai eu envie de fouiller, en cette veille d’élection partielle dans Marie-Victorin. Pourquoi cherche-t-on tant l’authenticité, aujourd’hui ? Et est-ce que l’intégrité d’une personne – politicienne ou non – se vérifie ? Comme souvent, je suis allée chercher des réponses auprès de femmes plus savantes que moi…

L’époque de la cohérence

« Quand Al Gore et Georges W. Bush s’affrontaient [pour la présidence américaine], en 2000, on a mené un sondage dont la question était : avec lequel des deux préféreriez-vous prendre une bière ? Bush a gagné. Pour les stratèges, c’est un moment pivot ! Il fallait dorénavant rendre les politiciens plus approchables… »

La stratège en communication Martine St-Victor estime que l’authenticité a toujours été importante pour l’électorat ; or, elle juge que le « test de la bière » incarne un virage considérable dans notre rapport aux élus. On nous les présente depuis comme des gens particulièrement accessibles… Du monde comme nous (même s’ils sont parfois d’ex-milliardaires).

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Martine St-Victor, stratège en communication

« Plus on avance dans le temps, plus il y a de plateformes qui mettent la photo et la vidéo de l’avant, plus on a l’impression de connaître les politiciens, m’explique-t-elle. Finalement, ce n’est pas l’authenticité qui est importante, c’est notre perception de l’authenticité. Parce qu’au fond, ça veut dire quoi, être vrai ? »

La directrice générale du bureau montréalais d’Edelman met précisément le doigt sur la grosse question. Qui peut donc se dire vrai ?

« Sur le plan de la psychologie, l’authenticité est la cohérence entre ce qu’on fait, ce qu’on dit et ce qu’on est », me répond l’essayiste Rachida Azdouz. « C’est un engagement qu’on prend envers nous-mêmes : il nous faut être fidèles à nos valeurs et à nos principes. »

Voilà qui est clair. (Pas facile, mais clair.)

Selon la psychologue spécialisée en relations interculturelles, il est juste de croire que l’authenticité est particulièrement importante de nos jours. Pour toute génération. Et pas qu’en politique ! Pour preuve, elle me rappelle que lorsqu’on achète une douzaine d’œufs, on peut parfois voir la photo du producteur avicole à qui on les doit, sur la boîte (!). On veut connaître l’origine de ce qu’on mange, on cherche des produits éthiques, on souhaite « vivre chez l’habitant » quand on voyage…

D’accord, mais elle nous vient d’où, cette quête d’authenticité ?

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Rachida Azdouz, psychologue spécialisée en relations interculturelles à l’Université de Montréal

De ce que Rachida Azdouz décrit comme « une lassitude de ne pas être soi ».

« On joue des rôles au travail et dans notre vie sociale. On a beau vouloir être authentique, il y a des choses qu’on garde pour soi parce qu’on cherche à se protéger. Opter pour l’authenticité, c’est prendre le risque d’être vulnérable ou jugé… Or, les gens prennent de plus en plus le risque d’être eux-mêmes, puisqu’il est moindre que celui inhérent au fait de jouer plusieurs rôles. »

On cherche à calmer cette impression qu’on a parfois d’être morcelé. De posséder plus d’une personnalité, voire une collection de masques. De se mentir.

Et on transpose cette quête d’authenticité chez ceux qui détiennent le pouvoir… Qu’ils soient politiciens ou entrepreneurs, me fait remarquer Martine St-Victor.

« Chez Apple, on est passé de Steve Jobs – qui était brillant, mais déconnecté de ses émotions – à Tim Cook, qui est très émotif. Microsoft est aujourd’hui dirigée par Satya Nadella, qui parle beaucoup d’empathie. Les employés et les consommateurs veulent que les PDG réagissent, qu’ils prennent position, qu’ils expriment ce qu’ils ressentent… »

Reste qu’on peut bien parler d’émotions sans les ressentir réellement ! Alors, comment savoir si une personne est vraie ou non ?

Eh bien, c’est impossible, me répond Rachida Azdouz, avant d’y aller d’une de ces comparaisons qui font que je l’aime tant…

« Dans le domaine des arts, il y a des experts voués à l’attestation de l’authenticité des œuvres. Des spécialistes en contrefaçons se basent sur des critères d’évaluation très concrets, mais la jurisprudence reconnaît tout de même la notion de “doutes sérieux” et d’“erreurs sur la certitude”. Si le droit lui-même reconnaît qu’on n’est jamais certain de l’authenticité d’une œuvre… imagine l’authenticité d’une personne ! »

Des pièges à éviter

À la fois quête intime et source de jeux de pouvoir, l’authenticité est une valeur difficile à cerner. On peut donc comprendre pourquoi Mélanie se demande si nous sommes bien prêts à vivre avec toute cette transparence, dans son courriel…

Martine St-Victor entretient elle aussi certaines craintes : « Ça m’inquiète, parce qu’il ne faut pas que la perception d’authenticité éclipse le contenu. Notre rôle d’électeur est de voir au-delà de l’image, même si elle est importante. L’image nous captive, mais c’est la substance qui doit nous accrocher. »

Rachida Azdouz détecte quant à elle du bon et du moins bon dans notre soif de vérité quotidienne : « La bonne nouvelle, c’est qu’on est collectivement à la recherche d’une vie où on ne porterait qu’un seul masque, un masque qui serait la synthèse de tous nos rôles. La mauvaise nouvelle, c’est que l’authenticité peut tomber dans le piège qui guette toute mode : se transformer en industrie. »

Imaginez le succès qu’obtiendraient des guides nous apprenant à devenir authentiques en trois étapes !

« L’authenticité pourrait être commercialisée, alors que, par définition, c’est au fond de soi qu’on va la trouver, conclut Rachida. C’est dans notre silence intérieur qu’on peut découvrir notre voix. »

Voilà qui, je l’espère, répond un peu à vos questions.

Au plaisir de vous lire.

(Et de mener une nouvelle enquête auprès de gens plus intelligents que moi, en votre nom.)