Lorsque mon père a décidé de repeindre les murs du rez-de-chaussée, début mai, j’aurais dû m’en douter. Que quelque chose d’inhabituel se tramait. Je finissais ma première année d’université. Je ne vivais que la moitié du temps chez mes parents, en banlieue de Montréal. À plus d’une heure et demie en transports en commun de la faculté.

Je suis parti en voyage dès la fin des classes avec mon frère et deux amis. Le classique périple initiatique européen en train. Le dimanche à Londres, le lundi à Paris, le mercredi à Bruxelles, le vendredi à Amsterdam. Le temps de se perdre 12 heures à Berlin, et hop ! on reprenait le train de nuit vers Venise. On en a vu, du pays (huit en tout), pendant ce mois et demi.

Je suis rentré à la fin de juin. Le lendemain, Paul DiPietro offrait la Coupe Stanley au Canadien. Mes parents avaient vendu la maison – je ne savais même pas qu’elle était à vendre ! – et décidé de déménager… à Québec. Je me suis retrouvé le bec à l’eau. Saint-Laurent frappé. Sans le sou ni domicile fixe. Mes économies flambées dans des visites de brasseries à Amsterdam, des achats de maillots de soccer à Rome et les célébrations d’une victoire historique de l’Olympique de Marseille en Ligue des champions.

Heureusement que ma copine a soudain eu l’idée de génie de me tendre le porte-poussière et de m’offrir un toit, en échange de ma participation au loyer et aux tâches ménagères. Elle avait pitié de moi. Nous nous fréquentions depuis à peine trois mois. Nous avons vécu à quatre dans un rez-de-chaussée mal éclairé pendant un an. Puis en couple pendant deux ans, dans un appartement qu’on louait à moins de 400 $.

J’habite toujours le même quartier, 30 ans plus tard, exactement à la même hauteur, une rue à l’ouest. Derrière mon appartement de l’époque, où se trouvaient des piqueries, on loue aujourd’hui un six et demie à 2750 $ par mois (ce n’est pas une figure de style).

On n’arrête pas le progrès ni l’inflation. Il y a 20 ans, quantité de musiciens indie d’Amérique ont adopté mon quartier, parce que ses loyers y étaient abordables. Ce n’est plus le cas. Il faut quasiment avoir les moyens d’Elon Musk pour louer l’ancien appartement de son ex, Claire Boucher (alias Grimes). J’exagère à peine…

« Quand je serai grand, je vais habiter dans notre maison », disait Fiston quand il était petit. Il ne se projetait pas en Tanguy. Il ne se souciait tout simplement pas d’où logeraient ses parents, le cas échéant. Nous n’avons pas tardé à péter sa bulle (immobilière), en lui faisant comprendre qu’il n’en aurait sans doute pas les moyens.

Il espère tout de même vivre dans le quartier, lorsqu’il aura décidé de quitter le nid familial afin de voler de ses propres ailes. Le hic, c’est que les loyers y sont hors de prix. Les locataires qui ont la chance de payer un prix raisonnable ne bougent pas. Ils se croisent les doigts pour ne pas devenir les prochaines victimes de « rénovictions » ou d’une reprise de logement.

Un vieil ami que je n’avais pas vu depuis longtemps me racontait récemment qu’après avoir ainsi perdu deux fois son logement en peu de temps, il avait décidé d’acheter une maison en banlieue. Il n’était plus question que ses enfants soient contraints de changer d’école au gré des ambitions immobilières spéculatives des uns et des autres.

Je me demande si mes fils devront aussi quitter la ville, s’ils espèrent un jour devenir propriétaires. Même si le gouvernement fédéral vient de créer un nouvel outil d’accession à la propriété (qui se prononce comme une intolérance au gluten). Le CELIAPP, comme l’a fait remarquer ma collègue Marie-Eve Fournier, profitera surtout aux plus nantis. Ils pourront mettre de côté 40 000 $ dans un compte qui offre les avantages combinés du REER et du CELI, afin d’acquérir une première propriété.

Combien d’années faudra-t-il à la plupart des jeunes de la génération de Fiston – qui travaille à temps partiel dans une cantine ambulante (et sert les meilleurs burgers en ville) – pour mettre de côté 40 000 $ ? Et dans quelle mesure cela leur permettra-t-il de vraiment faire face à la flambée immobilière ? Quand on sait que 94 % de la population québécoise gagne 100 000 $ ou moins par année, qui peut encore se permettre de devenir propriétaire sur l’île de Montréal ?

Mon collègue Vincent Brousseau-Pouliot a fait l’exercice en juin dernier. Pour s’acheter une maison unifamiliale au prix médian à Montréal, lui ont expliqué des experts, un couple doit idéalement gagner plus de 212 500 $ par année, après une mise de fonds de 20 %.

Le prix médian d’une maison unifamiliale dans la région de Montréal est actuellement de 565 550 $, en hausse de 18 % depuis un an. Celui d’un condo est de 402 600 $. Un couple qui aurait maximisé son CELIAPP dans quelques années arriverait à peine à payer 20 % de la mise de fonds d’une copropriété, au prix d’aujourd’hui.

« C’était beaucoup plus facile pour les gens de mon âge de s’acheter une première maison », disait au lendemain du dépôt du budget fédéral la ministre des Finances Chrystia Freeland. C’est vrai. Ce l’était encore plus pour la génération de mes parents. Même si certains baby-boomers tentent de se convaincre que les jeunes d’aujourd’hui sont des enfants-rois qui ont toujours eu tout cuit dans le bec.

À 25 ans, après des études supérieures à l’étranger, malgré des bourses, j’avais accumulé une dette étudiante de 25 000 $. Mais je pouvais néanmoins aspirer à la propriété. Je ne sais pas si les jeunes de la génération de mes fils pourront en dire autant. Depuis 20 ans, le prix médian d’une maison à Montréal a triplé, alors que le revenu médian des Montréalais n’est passé que de 30 400 $ en 2000 à 38 700 $ en 2020 (en dollars constants, selon Statistique Canada).

Au rythme où vont les choses, Fiston risque de vivre encore longtemps dans mon sous-sol, avec son ameublement Tanguy. À moins qu’il ne gagne le gros lot. Ou que l’envie me prenne, soudainement, de déménager à Québec…