L’autrice venait de présenter son livre. La modératrice a demandé s’il y avait des questions du public. Un homme avait la main levée, virtuellement, depuis un moment. C’était un lancement de livre sur Zoom. Sur le fil de discussion, l’homme s’était informé auparavant des origines de l’autrice et de son lien avec le sujet de son livre. Sous-texte peu subtil et lourd de sens : savait-elle de quoi elle parlait ?

L’homme, d’un certain âge, n’avait pas lu le livre et ne connaissait pas l’autrice. Ce qui ne l’a pas empêché de proposer son appréciation en long et en large du contexte historique de l’œuvre. Et d’en profiter pour parler… de lui. « Vous savez, j’ai écrit un livre sur le même sujet. Il a pour titre X et a été publié l’année Y chez l’éditeur W. J’en ai aussi glissé un mot dans mon ouvrage Z et y reviendrai bien sûr dans mon autobiographie, qui sera en librairie l’automne prochain. »

Il a péroré doctement, faisant la roue comme un paon, beaucoup trop longtemps. Sans poser la moindre question. « C’est tellement irrespectueux », m’a dit Fiston. Exactement. Un gars qui s’écoute parler au lancement du livre d’une femme qu’il ne connaît pas et n’a pas lue, pour dire que lui sait de quoi il parle. La définition même du mansplaining.

J’ai pensé à ce qui devait traverser à cet instant précis l’esprit de l’autrice. Et je me suis remémoré cette délicieuse scène de C’est comme ça que je t’aime, la brillante série de François Létourneau, dans laquelle le personnage d’Huguette Delisle (Marilyn Castonguay), pointant un fusil sur un homme, l’avertit : « Y a personne qui m’fait “une p’tite madame” dans ma maison ! »

« Laissez-moi vous expliquer, mesdames, ce qu’est le mansplaining », ironise l’humoriste Seth Meyers dans un spectacle filmé pour Netflix. L’ex-comédien et scripteur de Saturday Night Live, qui anime un talk-show de fin de soirée, donne sa définition du phénomène que les Français ont traduit par « mecsplication ». Il s’agit pour un homme de parler à la place d’une femme, ou de lui expliquer une chose qu’elle sait déjà en lui adressant la parole sur un ton condescendant.

Le terme, inspiré d’une chronique de 2008 de l’intellectuelle Rebecca Solnit, « Men explain things to me » (« Ces hommes qui m’expliquent la vie »), a été ajouté en 2021 au dictionnaire Merriam-Webster, en compagnie notamment de dad bod, une expression qui a littéralement pris forme chez moi pendant la pandémie…

Seth Meyers raconte comment, il y a quelques années, sa femme craignant d’accoucher de leur deuxième enfant dans le hall d’entrée de leur édifice, il a tenté de la rassurer : « Mais non, chérie, tu ne vas pas accoucher ici ! On a amplement le temps de se rendre à l’hôpital. » Aussitôt sa phrase terminée, sa femme retenait à deux mains ce qui ressemblait à un melon d’eau dans son pantalon de jogging.

J’ai ri. Puis je me suis demandé si je n’avais pas pris, moi aussi, ce mauvais pli. Ce vague ton paternaliste qu’utilisent bien des hommes lorsqu’ils parlent aux femmes. Sans s’en rendre compte, le plus souvent, ce qui n’est pas bien rassurant.

En quelques jours cette semaine, plusieurs exemples de ce machisme ordinaire m’ont sauté aux yeux. Ce critique du site CinemaBlend qui a reproché au film d’animation Turning Red de ne pas être universel, contrairement aux autres productions de Pixar, parce qu’il ne s’est pas identifié au personnage principal, une adolescente asiatique. Se sentait-il mieux représenté dans sa masculinité par les jouets parlants de Toy Story ?

Cette confiance inébranlable, cette certitude d’avoir raison, cette absence de remise en question caractérisent le mansplaining. Comme s’il suffisait d’être homme pour avoir la science infuse, une expression qui remonterait du reste à Adam et Ève (les connaissances de Dieu ayant été insufflés au premier, sans qu’il fasse le moindre effort, évidemment).

J’aurais beau m’en défendre ou le nier, je succombe à l’occasion à la « mecsplication ». Je m’en rends parfois compte, honteux de ne pas donner le bon exemple à mes fils. J’ai la fâcheuse manie d’anticiper et de finir les phrases de mes interlocutrices. Je tente de me convaincre que c’est de l’écoute active, voire une manière dynamique de participer à la conversation, mais je ne suis pas dupe, et les femmes autour de moi ne le sont sans doute pas davantage.

Je remarque d’autant plus ce trait de caractère – bel euphémisme pour le mot « défaut » – depuis que nous sommes contraints de tenir des réunions sur des plateformes comme Zoom. Sur Zoom, on le remarque aussitôt lorsqu’on a interrompu un ou une collègue. Notre visage s’affiche en gros sur l’écran, mettant en évidence le fait que nous avons cru que notre point de vue valait la peine d’être exprimé.

Chez moi, c’est presque une déformation professionnelle : je tiens cette chronique depuis 22 ans. Ce n’est pas une excuse. Ni du reste le fait que la différence entre la prise de parole des hommes et des femmes a été bien documentée. Plusieurs études ont montré que les femmes hésitent davantage à s’exprimer dans une réunion professionnelle, sont plus succinctes et se déprécient, alors que les hommes parlent plus longuement et avec plus d’autorité. Un phénomène qui a d’ailleurs été exacerbé par les réunions en ligne et la pandémie.

J’hésite rarement à intervenir dans une réunion, à ajouter mon grain de sel ou à prendre la parole en premier après la présentation d’un patron, par exemple. Même si c’est au détriment d’une collègue. En ce sens, je ne suis pas si différent de cet homme qui s’est approprié le lancement du livre de cette autrice.

J’essaie de me corriger. Si ne pas voir le problème qui nous saute au visage fait partie du problème, j’ai au moins le mérite de me poser la question et de chercher des solutions. Et voilà que je conclus cette chronique en me lançant des fleurs. Comme un homme.