Connaissez-vous la chanson Utile de Julien Clerc ? C’est sans contredit l’une des plus belles de son répertoire.

« Je veux être utile/À vivre et à rêver »

Ce texte d’Étienne Roda Gil parle de la résistance des Chiliens sous le régime d’Augusto Pinochet. Mais chaque fois que je l’entends, elle me renvoie à l’une des plus grandes questions existentielles qui soient : à quoi suis-je utile ?

Écoutez la chanson Utile

Cette question, tout le monde se la pose un jour ou l’autre. À tout âge, dans toutes les classes sociales, dans toutes les sphères de la vie, particulièrement le travail.

Cette interrogation, l’anthropologue américain David Graeber l’a fait éclater au début des années 2010 en mettant de l’avant la théorie de la bullshit job, une expression que l’on pourrait traduire par « emploi inutile » ou « boulot à la con ».

Les bullshit jobs, ce sont des boulots inutiles, qui, pour diverses raisons, sont jugés utiles par leurs exécutants. Quand ceux-ci comprennent enfin l’insignifiance de leur rôle, ils deviennent, vous vous en doutez bien, profondément malheureux.

Cette idée, déjà véhiculée dans les années 80, est devenue un point d’intérêt pour les universitaires avec les avancées technologiques qui ont bousculé le monde du travail, les redéfinitions de tâches de nombreux postes et l’effacement de certains autres.

Pour Graeber, qui a été professeur à la London School of Economics (il est mort en 2020), l’invasion des technologies a déstabilisé l’écosystème du monde du travail. Pour maintenir l’équilibre, on a créé des emplois qui sont par définition non essentiels.

Certaines personnes ont tendance à confondre la bullshit job avec la shit job. Ce n’est pas la même chose. La seconde catégorie englobe les emplois difficiles à accomplir d’un point de vue physique ou psychologique qui sont souvent accompagnés d’une rémunération dérisoire.

Écoutez la chanson Le poinçonneur des Lilas

Le poinçonneur des Lilas de Serge Gainsbourg, ce « gars qu’on croise et qu’on ne regarde pas » qui fait « des trous, des petits trous, encore des petits trous » dans les tickets de métro des Parisiens est un exemple éloquent de cela.

Bref, on peut faire une shit job et être utile.

Le concept des emplois inutiles est souvent remis en question. En juin 2021, trois sociologues britanniques ont publié un article scientifique pour dire que la théorie que prône Graeber (basée sur un seul sondage) n’existe pas. Selon eux, au contraire, la majorité des salariés trouvent leur travail utile.

Consultez l’étude « Alienation Is Not ‘Bullshit’ : An Empirical Critique of Graeber’s Theory of BS Jobs » (en anglais)

Mais selon Graeber, 40 % des salariés interrogés en Angleterre et aux Pays-Bas étaient convaincus que leur travail n’apportait pas grand-chose d’important au monde. L’étude récente des trois chercheurs indique plutôt que ce phénomène toucherait (en 2015) moins de 5 % des travailleurs européens.

Qui dit vrai ?

Le journaliste franco-allemand Nicolas Kayser-Bril s’est lui aussi intéressé à ce vaste sujet. Dans un ouvrage paru au début de l’année, Imposture à temps complet, pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde, il va plus loin et avance l’idée que plusieurs entreprises en difficulté ont été sauvées grâce à l’intervention de l’État. L’argent est venu, mais on a oublié de revoir la structure. Cela fait en sorte que certains postes, peu utiles, restent en place.

À la différence de David Graeber, Nicolas Kayser-Bril apporte quelques nuances supplémentaires : les bullshit jobs sont souvent nébuleuses et opaques. Il est parfois difficile d’identifier le lien qu’elles ont avec le reste de la chaîne de production ou de savoir à quoi servent certaines fonctions.

Mais attention, il existe une catégorie qu’il ne faut pas ignorer, et c’est celle qui rassemble les employés qui croient avoir une bullshit job, mais qui, dans les faits, jouent un rôle très utile.

Certains observateurs pensent que si ces gens ont parfois l’impression de faire un boulot inutile, c’est qu’ils ne comprennent pas les tenants et les aboutissants des tâches qu’ils exécutent, car celles-ci sont trop complexes.

Une entreprise qui ne peut expliquer à ses employés à quoi ceux-ci consacrent le tiers de leur vie a un mautadit problème. Voilà un beau défi pour le service des ressources humaines.

Si je vous parle de ce sentiment d’inutilité au travail, c’est que je lisais le reportage de ma collègue Silvia Galipeau, publié dimanche dernier, et je comprenais à quel point le retour au boulot en présentiel divise énormément les travailleurs.

Lisez l’article « La fin du dodo-boulot-dodo »

Excitation, angoisse, indifférence, déception… Tout y est. On peut facilement imaginer que pour ceux qui ont toujours jugé que leur emploi est « non essentiel », l’entrain n’est pas au rendez-vous.

Pour d’autres, en revanche, il y aura une forme de valorisation, car selon une étude du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) en France, publiée il y a quelques mois, un salarié sur dix pense que son travail a perdu de son sens avec la pandémie.

Consultez l’étude du CEET

Au cours des deux dernières années, la pandémie a accentué l’écart entre les emplois dits essentiels et ceux qui le sont moins.

L’expression « travailleurs essentiels » a beaucoup été entendue.

Dans ce contexte, il est normal que plusieurs personnes remettent en question des décisions professionnelles prises il y a plusieurs années et procèdent actuellement à une reconversion.

Il faut puiser du positif dans l’expérience pandémique. La réflexion qu’elle nous oblige à avoir sur le monde du travail et l’importance de s’y sentir heureux est sûrement l’une des très bonnes choses à tirer des deux dernières années.

Félix Leclerc disait que la meilleure façon de tuer quelqu’un est de le payer à ne rien faire. J’ajouterais que lui procurer un sentiment d’inutilité donne le même résultat.