Ma grand-mère a subi une opération des seins au début de la cinquantaine. C’était dans les années 1980, la médecine esthétique était beaucoup moins avancée. Elle a vécu une boucherie.

Pourquoi avait-elle voulu cette opération ? Parce qu’un jour, sur une plage d’Acapulco, une vague avait fait lâcher les bretelles de son maillot et révélé à tout le monde sa poitrine qu’elle trouvait moche, avec l’âge. Il y a aussi que la chirurgie esthétique devenait de plus en plus populaire.

Sa mésaventure m’a convaincue que jamais un bistouri ne me toucherait pour des raisons esthétiques. Mais c’est facile d’avoir cette conviction quand on a 12 ans. En vieillissant, l’industrie de la chirurgie « non invasive », remplie de promesses, a pris de l’ampleur et ne cesse de me faire de l’œil. Injections, CoolSculpting, laser, lumière pulsée, photorajeunissement, thermage… Je ne connais pas une femme qui n’a pas été tentée au moins une fois par une petite retouche ici ou là au moyen de ces traitements qui permettent de contourner la vraie intervention chirurgicale, comme le facelift ou la liposuccion. La panoplie ne cesse de s’élargir, et de rajouter de la pression. Assumer son âge devant les caméras devient de plus en plus difficile quand tant de gens ont recours à de petites interventions. Ce n’est pas moi qui vais les juger.

Toute la séduction de ces solutions « non invasives » repose sur une certaine sécurité, soit celle de corriger des choses qui nous dérangent, sans trop d’effets secondaires, et d’éviter de se retrouver dans un épisode de l’émission Chirurgie botchée.

Or, bien que ces traitements soient en général sûrs, des réactions indésirables peuvent se produire. C’est ce qui est arrivé à la top modèle Linda Evangelista, qui a révélé avoir été « brutalement défigurée » et « déformée » par quelques séances de CoolSculpting. Au lieu de faire disparaître les cellules graisseuses qui étaient ciblées, le traitement les a fait se multiplier et durcir. Elle fait partie des malchanceuses qui ont développé une hyperplasie adipeuse paradoxale, une réaction très rare. Linda Evangelista a décidé de sortir de son silence dans une entrevue au magazine People, et de poursuivre pour 50 millions de dollars l’entreprise à l’origine de son malheur. « J’adorais être sur le podium, a-t-elle confié. Maintenant, j’ai peur de croiser quelqu’un que je connais. Je ne peux plus vivre comme ça, dans la clandestinité et la honte. Je ne peux plus vivre dans cette souffrance. »

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE PEOPLE

Linda Evangelista sur la couvertue du magazine People

On parle ici de Linda Evangelista. Égérie de la mode dans la décennie 1990, qui a vu naître la domination des top modèles, quand elles étaient aussi célèbres que les actrices, du simple fait d’être belles. Les Cindy Crawford, Christy Turlington, Kate Moss, Naomi Campbell, Claudia Schiffer et Linda Evangelista étaient dans tous nos magazines. Elles n’ont pas vraiment été remplacées depuis en termes de célébrité et elles sont encore invitées dans les défilés, tellement leur statut demeure iconique.

D’ailleurs, on continue de les suivre pour voir comment ça vieillit, une top modèle. La réponse ? Ça n’a pas le droit de vieillir, une top modèle. Elles demeurent spectaculaires. Si à 20 ans on était complexées en les regardant, à 50 ans, ce n’est plus possible, on jette l’éponge. Naomi Campbell et Kate Moss n’ont pas pris une ride, les Crawford et Schiffer peuvent poser en maillot de bain à côté de leurs filles en leur faisant de l’ombre. Mais c’est ça, leur job, être parfaites ; ce sont des professionnelles et elles ont de l’expérience, depuis le temps.

Et Linda Evangelista est tombée du podium en voulant y rester, en quelques traitements. En voyant les photos, j’ai trouvé que le mot « défigurée » était exagéré. Evangelista a l’air d’une très belle femme de 56 ans, malgré tout. Mais elle n’a pas le droit d’être ça ; elle doit être Linda Evangelista. Et vous savez quoi ? J’ai une immense compassion pour elle.

Mon Dieu qu’on aime voir dégringoler les femmes dont la beauté a été leur puissance. On clique tous sur les galeries photos « Que sont-elles devenues ? », à la recherche de celle qui a grossi, ramolli, ou été transformée par trop d’opérations. Dernièrement, les paparazzis ont photographié Bridget Fonda qui a aujourd’hui 58 ans. La comédienne, révélée dans le film Single White Female, a quitté le showbiz depuis longtemps. Pourquoi la poursuit-on 12 ans après son retrait de la vie publique, sinon pour l’humilier ?

On parle de plus en plus du shaming. Un mot anglais très efficace pour résumer ce qu’on fait subir aux femmes, quand il est question de leur corps : leur inspirer la honte d’elles-mêmes.

Parce qu’elles sont trop sexy, parce qu’elles ne le sont pas assez, parce qu’elles sont grosses, parce qu’elles sont maigres, parce qu’elles vieillissent trop ou parce qu’elles refusent de vieillir. Une chose est certaine : si l’intervention chirurgicale les rate, on ne va pas les rater dans nos jugements, comme si elles étaient les seules responsables du gâchis.

Dans ces conditions, le trouble de dysmorphie corporelle devient quasiment un trouble généralisé. La plupart des femmes ne ressemblent pas à ce à quoi elles voudraient ressembler, et ce à quoi elles veulent ressembler ne vient pas d’elles. C’est un combat perdu d’avance, mais qu’on veut mener quand même, et qui divise d’ailleurs les femmes entre elles.

Et il faut en parler, comme le fait Linda Evangelista, car cela fait évoluer la conversation. Où se situent la vérité, le mensonge, l’hypocrisie et la compassion ? Plus je vieillis, moins j’ai envie de mentir ou qu’on me mente. Mais je ne suis pas un modèle. Encore moins une top modèle. Cela ne m’empêche pas d’être solidaire de la démarche de Linda Evangelista, qui rappelle que même une mannequin de sa trempe n’est pas satisfaite de son physique et que tout ce qui est non invasif n’est pas à 100 % sans danger.