On y a cru pendant un moment. J’y ai cru. Que cette pandémie mondiale serait l’occasion de voir les choses autrement. De revoir nos priorités, nos habitudes quotidiennes, de consommation, de vie.

Pendant quelques semaines, le ciel pollué de smog de mégalopoles indiennes, chinoises, américaines s’est éclairci. Les rues de Manhattan ont été désertées. Bien des camions sont restés garés, des avions sont restés au sol.

La nature a semblé reprendre ses droits, pour ne pas dire sa revanche, sur l’humanité et son empreinte. Et nous avons été nombreux à penser que c’était un juste retour des choses. Que de cette épreuve mondiale jaillirait peut-être un nouvel espoir, une nouvelle solidarité, un regain d’empathie pour son prochain.

Je n’ai pas collé d’arc-en-ciel à ma fenêtre. Mes garçons non plus. Je peux être fleur bleue, mais je suis aussi cynique. À chacun ses paradoxes.

Mais la vérité, c’est que j’y ai cru un moment. Qu’une fleur naîtrait du fumier. Qu’on verrait mieux le soleil après la tempête.

Pendant mon stage de fin d’études en journalisme au Monde diplomatique, il y a environ un quart de siècle, le directeur de la rédaction de l’époque, Ignacio Ramonet, a signé un éditorial fameux intitulé « Un autre monde est possible », qui chapeautait un dossier sur le même thème. C’était un réquisitoire contre le néolibéralisme, un cri du cœur en faveur des utopies, de cet idéalisme qui a parfois, dans l’histoire, permis aux citoyens de reprendre leur destin en main.

« Existe-t-il d’autres pistes à explorer pour que l’humanité retrouve le sens du bien commun ? », demandait Ramonet. « Contre tous les discours qui prônent la nécessité de s’adapter, beaucoup de citoyens demeurent à la recherche d’un “agir ensemble” et souhaitent, pour commencer, introduire une pincée d’humanité dans les rouages de la machine néolibérale », concluait-il.

C’était la fin des années 1990, l’altermondialisme était sur toutes les lèvres dans les milieux de gauche, moins déchirés qu’aujourd’hui, il me semble, entre l’universalisme hérité des Lumières et le postcolonialisme façon Deleuze et Derrida. Je traduisais le jour Edward Saïd et Noam Chomsky, et j’allais voir le soir et le week-end des matchs de Coupe du monde de l’équipe black-blanc-beur française, future championne. Un autre monde me semblait possible.

Je ne suis plus certain d’y croire, après presque deux ans de pandémie. On ne change pas la nature humaine comme on ne change pas sa propre nature, malheureusement. C’est ce que je me disais en lisant le reportage de ma collègue Catherine Handfield (« Adieu solidarité, rebonjour individualisme ») sur les constats collectifs de cette pandémie, au Québec.

Est-ce que l’entraide a pris le bord ? L’individualisme était-il en veille tout ce temps ? Catherine a posé la question à des experts. Certes, au début de la pandémie, il y a eu un soudain élan de solidarité. Ceux qui étaient déjà généreux le sont devenus davantage. Mais la situation s’étirant, jusqu’à s’imposer comme une « nouvelle réalité », chacun semble être revenu à ses habitudes prépandémiques. C’est-à-dire que ceux qui étaient égoïstes ne le sont pas tellement moins aujourd’hui.

Les crises sont des révélateurs de traits de personnalité ancrés, bien plus que des agents de changement de comportement. Celle-ci le fut certainement. Ceux qui avaient des tendances conspirationnistes se sont investis corps et âme dans les théories du complot, se refermant sur leurs cercles concentriques d’informations douteuses ou carrément fausses, se refusant à la science et à ses conclusions lorsqu’elles ne sont pas parfaitement en phase avec leurs croyances.

Je m’intéresse par curiosité, sur les réseaux sociaux, à ces quelques rares artistes québécois, influents dans les milieux conspirationnistes, qui ont sombré dans la paranoïa et se sont enfoncés dans les « terriers de lapins » des mouvements antivaccination.

Vous les connaissez. Ils ne semblent plus s’intéresser qu’à ça, relayant sept jours sur sept la propagande de groupes d’extrême droite d’ici et d’ailleurs, de scientifiques déchus et discrédités, ou de quidams qui prétendent en savoir davantage sur l’immunologie et l’épidémiologie que des postdoctorants qui ont développé une expertise en ces matières depuis des années.

Ces conspirationnistes incarnent plus que quiconque cet individualisme exacerbé, ce refus du compromis au profit du bien-être commun, qui sera toujours plus fort, dans nos sociétés, que les mouvements durables de solidarité. « Le confort et l’indifférence » n’est pas seulement le titre d’un documentaire de Denys Arcand, dans lequel Machiavel est incarné par Jean-Pierre Ronfard…

Je ne suis pas mieux que mon prochain. J’ai recommencé à rêver de voyages en avion, malgré l’empreinte carbone et le réchauffement climatique. Moi aussi, j’ai progressivement délaissé la solidarité et j’ai redit bonjour à l’individualisme. Je me console en me disant, comme le concluent les spécialistes consultés par Catherine Handfield, que c’est normal. C’est la nature humaine.