« L’autre fois, je me suis arrêtée dans un jet de soleil, au coin de la rue. J’ai laissé les rayons me peindre d’or et j’ai fermé les yeux en imaginant que les passants sauraient voir mes cheveux scintiller. Un jour, il se pourrait que je prenne tout simplement en feu. »

C’est le genre de lettres qu’on retrouve dans les boîtes anonymes qui poussent dans mon quartier, le Plateau Mont-Royal. Des caisses en bois joliment décorées nommées « letterbox ».

J’en ai croisé une pour la première fois il y a deux semaines. J’étais pressée de rentrer chez moi avant ma prochaine réunion Zoom, mais je n’ai pas pu m’empêcher de m’arrêter pour consulter la dizaine de missives que des passants avaient déposées dans la boîte.

L’un d’eux se demandait pourquoi on laisse parfois mourir des relations. « J’attends d’avoir un succès à partager fièrement avant d’appeler mes amis… Je ne sais pas pourquoi je fais ça. »

Une carte postale indiquait simplement « Habibi ».

Mon amour.

Au feutre rose, cinq mots : « Be kind to your mind. »

Soyez gentil avec votre esprit.

J’ai pris le crayon et une des cartes vierges laissées à l’attention des quidams, puis j’ai longtemps réfléchi avant d’écrire la lettre que je déposerais à mon tour.

Je suis rentrée à la maison aussi émue qu’excitée. J’ai aussitôt raconté ma découverte à mon chum, qui m’a répondu : « C’est drôle, j’en ai vu une autre, un peu plus loin ! » Je suis ressortie avec la ferme intention de savoir qui se cachait derrière les boîtes aux lettres citoyennes… La réunion Zoom attendrait.

***

Ding dong

« Je pense que c’est quelqu’un dans l’immeuble d’à côté qui a fabriqué ça… Essayez la porte juste là. »

Ding dong

« Mauvais appartement ! Sonnez plus bas. »

Ding dong

Personne.

Je pars à la recherche de l’autre boîte, celle dont me parlait mon amoureux. Je la repère rapidement et sonne à la porte la plus près. Pour passer le temps, je flatte le chaton qui vient de sortir du buisson pour se rouler à mes pieds. Je regarde sa médaille. Il s’appelle Cheetah. C’est un bon nom.

Je me détache de l’animal à contrecœur et monte à l’étage.

Une jeune femme me répond, sourire aux lèvres et kiwi à la main.

— Vous n’auriez pas des infos sur la boîte aux lettres en bas, par hasard ?

— Si, c’est moi qui l’ai peinte !

— Celle plus loin aussi ?

— Non, mais c’est quelqu’un que je connais !

— Vous êtes un groupe ?

***

L’appartement a l’air d’un musée. Les murs sont couverts de cadres et de tablettes (elles-mêmes couvertes d’objets hétéroclites). Habitent ici Ella, Kasia et Aoife, trois copines d’enfance venues de Toronto, il y a trois ans, pour étudier à l’Université Concordia. La première se spécialisait en céramique avant de se réorienter vers la psychologie. La deuxième est sur le point d’obtenir son diplôme en photo et la troisième étudiait la production cinématographique quand elle a décidé de s’accorder une pause.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Ella Boode, Aoife O’Mahoney et Kasia Borkowski entourent leur boîte aux lettres.

La toute première boîte aux lettres du quartier, c’est la leur.

Aoife me raconte : « On faisait une marche, l’hiver dernier, quand Ella a remarqué une boîte qui traînait… Elle a l’œil, elle voit toujours les objets oubliés. »

Rappelons qu’on était alors en plein isolement pandémique. En rentrant chez elle, Ella a donc décidé de transformer la boîte en outil pour réunir le voisinage. Tout le monde se sentait seul, correspondre pourrait sans doute apporter un certain soulagement…

Le succès a été instantané.

« On a aussitôt reçu des messages, se souvient Kasia. Depuis, les gens nous écrivent parfois à nous, mais je dirais que la plupart du temps, ils écrivent à personne et tout le monde à la fois ! Certains correspondent aussi ensemble sans même s’être rencontrés. D’ailleurs, deux femmes ont eu une “date” grâce à la boîte aux lettres… »

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Lettres déposées dans la boîte créée par Ella, Aoife et Kasia

Aoife me tend une pile de lettres gardées précieusement, au fil des mois. En les feuilletant, je me demande si je ne tiens pas justement celle qui a déclenché la rencontre amoureuse…

« Une très jolie femme écrit aussi une lettre, tout près de moi. Peut-être qu’elle écrit à mon sujet ? La vie en rose, version Louis Armstrong, résonne dans la rue. Je vais me lever et lui proposer de danser. Souhaitez-moi bonne chance ! »

***

De courts essais intimes, la photo d’un chat, des suggestions musicales, une liste de gestes qui rendent heureux, des poèmes… Je suis impressionnée par l’unicité de chaque lettre. En fait, le miracle réside là : on ne sait pas exactement ce qu’on doit faire en s’arrêtant devant la boîte. On ne nous guide pas du tout, par désir de préserver notre liberté. J’ignore donc à qui je dois écrire ou même à quel sujet… Il faut que je prenne le temps de me demander ce que j’ai envie de raconter.

Salut, le petit vertige.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Ella Boode

« C’est vrai que tu dois définir ce qui t’importe, me répond Ella. Mais c’est étonnant comme, souvent, ce que les gens écrivent m’importe aussi… »

Pour l’étudiante, l’anonymat de l’exercice favorise les confessions. Comme si, en ignorant qui allait nous lire, on se permettait d’en dire plus. De nous révéler dans nos zones troubles. Les plus universelles, au fond.

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La deuxième boîte, maintenant.

Grâce aux filles, j’apprends qu’elle est l’œuvre de Mik, avec qui elles ont grandi, à Toronto. L’artiste étudie aussi à Concordia, en sciences politiques et en production cinématographique. D’ailleurs, Mik venait tout juste de faire un court métrage inspiré par plusieurs lettres anonymes qui lui avaient été soumises (Thanks for the letter) quand ses amies ont créé leur boîte… Coup de cœur pour l’initiative !

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

La boîte à lettres anonymes créée par Mik

« J’ai l’impression que malgré la réouverture des commerces, les gens sont encore nerveux d’engager une conversation avec les autres », m’explique Mik.

Mon objectif avec la boîte, c’est de les inspirer à prendre des risques sociaux ! À découvrir qui habite autour d’eux… Tu sais, c’est facile de se laisser happer par sa propre vie et d’oublier les autres, mais j’ai envie de croire qu’on vit dans une période remplie d’espoir.

Mik

D’ailleurs, dans ce coin du quartier, les personnes écrivent surtout des encouragements. « Tu es aimé », « Tu es valide » et douceurs du même type. Parmi les coups de cœur de Mik, toutefois, des factures de bars derrière lesquelles des gens enivrés ont laissé des messages ! Ça, et une recette de crêpes qui incite maintenant les passants à faire partager leurs meilleurs conseils culinaires… La construction d’un adorable savoir collectif. Et, surtout, d’un village.

Si jamais vous vous demandez ce que j’ai fini par écrire, le jour où je suis tombée nez à nez avec ma première letterbox, c’était quelque chose comme ça : « Merci d’avoir pris le temps d’arrêter. D’être là, ici et maintenant, à tenter de saisir qui je suis. Surtout, merci d’être assez présent pour arriver à voir les surprises qui jalonnent votre chemin… Je sais que ce n’est pas toujours facile. »

Aujourd’hui, je dirais surtout merci à Ella, Kasia, Aoife et Mik de les avoir posées là.