« Désolé de vous importuner, mais pourriez-vous nous aider ? On nous a lancé un défi à l’université : on doit prendre une photo avec une personne de plus de 65 ans… » J’étais au parc La Fontaine avec des collègues, pour un 5 à 7 en plein air. La nuit venait de tomber. Sont-ce les reflets argentés de mes cheveux qui les ont attirés ? Ceux dont je vous parlais dans ma chronique au titre prémonitoire de la semaine dernière, « Prendre un coup de vieux » ?

Ils avaient environ 20 ans. Deux étudiants de l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Une demi-douzaine de leurs camarades attendaient en retrait, à quelques mètres. Ce devait être l’épreuve d’un rallye ou quelque chose du genre. Je me suis souvenu que pendant un carnaval étudiant universitaire, on avait « enlevé » Pierre Foglia, plus grande prise d’un tableau de chasse livré en chair et en os au Café Campus.

Ils avaient été tellement polis que je n’ai pas osé leur avouer que mon propre père avait fêté ses 73 ans la veille, et que par des calculs mathématiques savants certainement utiles à la réussite de leur cursus, il était par l’effet même impossible que j’aie « plus de 65 ans ».

J’ai accepté de bonne grâce de servir de modèle du bel âge pour leur projet photographique. J’ai refusé, en revanche, de faire un doigt d’honneur au photographe, comme on me l’a aussi demandé. Je suis poli moi aussi. Quelle image cela renverrait de nous, les aînés ? « Je vais faire un doigt d’honneur pour vous », m’a dit l’affable jeune homme à mes côtés. Je n’ai pas osé lui dire que j’imaginais un doigt d’honneur virtuel à cet instant précis, et qu’il lui était gentiment destiné.

Mes amies Marie-Christine, Chantal et Josée retenaient tant bien que mal leurs fous rires, à mes côtés. Ironiquement, nous venions d’avoir une discussion sur les avantages d’une retraite anticipée et l’à-propos de consulter un conseiller financier. D’autres collègues, qui avaient observé de loin la scène sans entendre la demande des étudiants, ont cru que j’avais eu affaire à de jeunes admirateurs. Je paraphraserai ici un commentaire que me font parfois des lecteurs bienveillants : n’est pas Pierre Foglia qui veut.

Le pire dans cette histoire, ce n’est pas d’avoir été « vieilli » de deux décennies par des étudiants manifestement de bonne foi (à moins que ce ne soit un coup monté de toutes pièces par un cinéaste que j’aurais critiqué jadis ?).

Le pire, c’est que j’avais hésité à me rendre à ce 5 à 7. Je venais de finir d’écrire une chronique. J’étais fatigué. On s’épuise vite, à mon âge…

J’aurais pu me faire porter pâle. J’aurais pu ne rien prétexter du tout. Personne ne se serait demandé : « Où est Marc ? » Personne n’aurait répondu : « Il est parti prendre son Bovril ! » De toute façon, ma jeune collègue Léa, de l’âge des étudiants qui m’ont abordé, n’aurait pas compris la référence.

Si j’allais à ce 5 à 7 un peu à reculons, comprenez-moi bien, ce n’est pas parce que je n’apprécie pas mes collègues ! Au contraire. Nous sommes en télétravail depuis 18 mois. Nos discussions spontanées du bureau me manquent. Mais comme me l’a fait remarquer Chantal, sourire en coin : « T’aimes ça, toi, la pandémie ! » Précision : je n’aime pas la pandémie, bien sûr. Mais j’oserais dire que je ne déteste pas le rythme qu’elle a imposé à ceux qui, comme moi, ont l’immense privilège de ne pas souffrir outre mesure de ses contrecoups. Un rythme plus lent, indolent, qui exacerbe ma nature casanière et pantouflarde.

À l’instar des gens que ma collègue Olivia Lévy a interviewés cette semaine, ainsi que le rapportent des spécialistes dans son reportage (en écran 2), je me suis habitué à ce nouveau mode de vie. Assez pour y trouver des avantages, qui sont aussi des inconvénients.

On s’adapte à tout, pour le meilleur et pour le pire. Depuis 18 mois, beaucoup d’entre nous avons découvert que nous apprécions, d’une certaine façon, la vie en autarcie. Capables de se suffire de notre cocon. Heureux de passer un autre week-end en famille, en « bulle-maison », à regarder des films, des séries ou des matchs de soccer.

Les spécialistes le constatent : on se replie sur soi. On devient plus nombriliste, plus paresseux. On perd l’habitude de discuter de vive voix.

Voir des gens hors de notre cercle restreint, sortir de la routine du quotidien nécessite désormais un effort. Les rapports sociaux ont besoin d’être entretenus. Sinon, comme nous, ils rouillent.

Pourtant, il n’y a rien comme changer d’air ! Le week-end dernier, je suis allé au restaurant, en salle, pour une rare fois depuis le début de cette pandémie (synonyme, chez moi, de livraison de pizza). J’y ai trouvé un réconfort que je ne soupçonnais pas. En goûtant, c’est le cas de le dire, à une forme de nostalgie de ce fameux temps d’avant.

Ce dont je ne suis pas du tout nostalgique, en revanche, ce sont les premiers mois, remplis d’incertitude, de la pandémie. Contrairement à des millénariaux qui réalisent des vidéos TikTok ces jours-ci, en regrettant le temps où nos conversations portaient essentiellement sur la transmission par gouttelettes et la pénurie de papier de toilette, le pain maison ou le film Contagion (soudainement populaire sur Netflix). Un phénomène franchement étonnant – et, à certains égards, indécent –, dont traitait cette semaine le magazine The Atlantic.

Lisez l’article « Why Are People Nostalgic for Early-Pandemic Life ? » (en anglais)

Les millénariaux nostalgiques de la mi-mars 2020 sont-ils les mêmes qui confondent un homme dans la mi-quarantaine et un homme dans la mi-soixantaine ? J’ai participé à un 5 à 7 cette semaine, à la fois fébrile et récalcitrant, pour la première fois en près de deux ans. Avoir su ce qui m’y attendait, je serais peut-être resté bien au chaud dans mon cocon.