La fin du monde, les virus, le nucléaire, les catastrophes environnementales, les extraterrestres… Si nous n’avons pas tous les mêmes peurs, certaines d’entre elles ont tendance à être plus répandues que d’autres. Mais qu’est-ce qui conditionne les grandes peurs sociétales ?

La peur fait partie des émotions humaines fondamentales. À la base, son rôle est de nous protéger contre les dangers. « C’est une alarme qui sonne face aux menaces », explique le DCamillo Zacchia, psychologue et vice-président de l’organisme Phobies-Zéro. Mais on est tous différents, nuance-t-il, et certaines personnes ont des alarmes plus fortes que d’autres, notamment face à ce qu’on qualifie de « grandes peurs sociétales ».

« Si on regarde les grandes peurs sociétales, qui concernent la survie de l’espèce humaine – ce qu’on appelle les fins du monde, dans l’académie du catastrophisme –, d’habitude, c’est le nucléaire, la pandémie, le religieux (donc, une fin du monde qui serait un acte de Dieu) et l’environnement », précise le professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia Jean-Philippe Warren.

Depuis le Moyen-Âge, les grandes peurs évoluent par cycles, explique-t-il. Avec les avancées scientifiques du XIXe siècle, des peurs liées à d’importantes catastrophes géologiques (découlant de la théorie du catastrophisme) sont venues s’ajouter aux peurs véhiculées principalement, jusqu’alors, par la religion. Et si les cycles des grandes peurs pouvaient s’étirer sur des siècles à l’époque médiévale, ils ont désormais des durées de vie plus courtes qui coïncident avec de grands évènements – comme la crise de Cuba, en 1962, qui marque le point culminant de la peur nucléaire jusqu’à la chute du mur de Berlin, en 1989.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia

[Les peurs] changent si tu es jeune, vieux, de gauche, de droite… Les gens de droite, par exemple, ont plus peur d’une fin du monde qui serait une espèce de parousie, divine. Et de l’autre côté, les gens de gauche ont plus peur d’une catastrophe environnementale.

Jean-Philippe Warren, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’Université Concordia

Aux États-Unis, ajoute-t-il, 2 % des gens pensent que la fin du monde va venir des zombies et 1 %, des extraterrestres. « Et si jamais il y avait des signes mystérieux dans le ciel, je suis sûr que ce 1 % grossirait ! »

Les grandes peurs seraient ainsi majoritairement conditionnées par les évènements – notamment géopolitiques ou liés à l’actualité –, mais également sujettes aux progrès technologiques et au contexte dans lequel on vit. Depuis la pandémie, les sondages montrent qu’environ une personne sur cinq pense que la fin du monde sera causée par un virus alors qu’elle ne faisait pas partie des peurs il y a une dizaine d’années, avance le professeur.

« Si on était dans un contexte de guerre, comme en Ukraine, nos peurs seraient probablement bien différentes ; on ne s’inquiéterait pas trop de l’environnement », souligne de son côté Léonie Lemire Théberge, psychologue et professeure.

PHOTO FLORIAN LEROY, COLLABORATION SPÉCIALE

La psychologue Léonie Lemire Théberge

« J’enseigne au cégep, et l’intelligence artificielle, ça nous fait peur. On voit des travaux, on fait des tests nous-mêmes… ChatGPT, ça peut faire la job des étudiants ! », dit-elle.

La peur, vecteur de changement ?

Face à tout ce qui se passe autour de nous, c’est donc notre perception qui va faire en sorte que la peur réussit à avoir une emprise sur nous – perception influencée par notre tempérament, notre génétique, notre éducation.

« Si j’ai un tempérament anxieux, que j’ai tendance à voir le pire et qu’il y a des fusillades, je vais probablement me mettre à craindre plus quand mes enfants sortent dehors, illustre Léonie Lemire Théberge. Chez les gens qui avaient déjà peur des maladies, avec la COVID, cette peur est vraiment venue prendre toute la place. »

La peur, cependant, peut quelquefois devenir un vecteur de changement. C’est ainsi que des groupes ou des gouvernements ont cherché à sensibiliser les populations par rapport à l’environnement – en créant une peur face à cet enjeu – pour les pousser à agir et changer certaines habitudes qui seraient nocives pour l’environnement, explique le psychologue Camillo Zacchia.

PHOTO RAY BARLLARO, FOURNIE PAR CAMILLO ZACCHIA

Le DCamillo Zacchia, psychologue et vice-président de Phobies-Zéro

Il y a certaines peurs qu’on utilise parce qu’on veut faire bouger les populations. Par exemple, pour conscientiser les gens aux dangers de la cigarette, qu’est-ce qu’on fait ? On met des avertissements pour augmenter la peur. Si on veut affecter le bien-être de la planète, on doit sensibiliser les gens : la planète est en train de mourir.

Le DCamillo Zacchia, psychologue et vice-président de Phobies-Zéro

La peur est d’ailleurs souvent utilisée comme une arme dans les gouvernements totalitaires, dans le but de solidariser la population face à un ennemi commun – réel ou non – tout en s’assurant de sa cohésion et de sa fidélité, note Jean-Philippe Warren.

« Parfois, quand on veut mobiliser les gens, que ce soit pour l’environnement ou l’importance de se protéger contre la COVID, on va mettre plus d’importance là-dessus. Mais tout le monde ne va pas recevoir le même message. Des gens vont dire : “Ce n’est pas réel, c’est une conspiration.” À l’opposé, on a créé des gens hyperanxieux. Certains deviennent paralysés par ça, sont très inquiets, découragés. J’en connais qui disent : “Moi, je ne vais pas avoir d’enfants parce que la planète est en train de se défaire.” Donc, ça pourrait être quand même assez intense chez certains individus », estime le DZacchia.

« Ce qui est intéressant, ajoute-t-il, c’est que pour essayer de faire bouger certaines personnes, on doit envoyer des messages de catastrophe. La COVID a fait sortir beaucoup d’éléments intéressants dans la nature humaine : comment on appréhende un danger, comment on le comprend. Il y a des gens qui voyaient ça comme extrêmement menaçant, d’autres qui minimisaient le danger ; eux, ils n’ont rien changé dans leur vie. »