Dans La fabrique du muscle, l’auteur Guillaume Vallet, professeur de sciences économiques à l’Université Grenoble Alpes, tente de comprendre notre fascination pour les corps musclés. Lui-même adepte de culturisme, il explique que le corps est devenu une façon de maîtriser son existence dans notre société remplie d’incertitudes et de vulnérabilités. Entrevue.

PHOTO FOURNIE PAR GUILLAUME VALLET

Guillaume Vallet, auteur de La fabrique du muscle et professeur de sciences économiques à l’Université Grenoble Alpes

D’où vient notre fascination pour les corps musclés ?

Il y a plusieurs facteurs historiques. Depuis la Seconde Guerre mondiale, on accorde une attention particulière au corps et nous avons un rapport à la santé qui est très présent. Il y a également le souci de notre apparence, l’image de soi et la valorisation de l’individu. L’État se désengage, chaque individu doit se responsabiliser, et ça renforce l’idée qu’il faut se distinguer pour exister, on veut donner un sens à sa vie, alors on va investir dans son corps et le muscler. C’est une façon de se positionner dans la société, de revendiquer une différence. L’idée de la construction de l’identité personnelle passe par la réalisation de soi. Plus récemment avec les réseaux sociaux, l’image qu’on véhicule, celui d’un corps musclé très visible, renforce cette croyance que c’est à travers ce corps qu’on va avoir une identité, ce qui va nous inciter à fabriquer notre corps. Le muscle nous fascine et c’est pour cette raison que sa fabrication est recherchée.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE KIM KARDASHIAN

Kim Kardashian

Qu’est-ce que symbolise le muscle ?

Historiquement, le muscle a toujours été identifié aux hommes. Lors de l’apparition des sports modernes [deuxième partie du XIXe siècle], le capitalisme va renforcer la croyance que le muscle est le symbole de la puissance et de la performance. Dans l’imaginaire, le muscle est masculin, on le voit dans les films, les bandes dessinées, les dessins animés. Le muscle fait aussi référence à une fonction de productivité et de résistance dans un monde où on a besoin de faire face à des problèmes et à des vulnérabilités. Au fil du temps, il s’est dégenré, le muscle est aussi recherché par les femmes comme mesure de résistance face à l’imprévu. Le muscle est aussi esthétique, les femmes vont globalement se concentrer sur le bas du corps, les cuisses et fessiers comme Kim Kardashian, alors que chez les hommes, les muscles prioritaires sont les biceps et les pectoraux. Le muscle véhicule aussi l’image de contrôle de soi, d’une personne qui prend soin d’elle, qui est soucieuse d’une certaine exigence vis-à-vis d’elle-même, des qualités qui sont aussi valorisées dans le monde du travail aujourd’hui.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Le corps sain associé au muscle est vu comme un révélateur de performance économique et sociale, affirme l’auteur Guillaume Vallet.

Pouvez-vous expliquer ce que vous appelez le capitalisme des vulnérabilités ?

Ces vulnérabilités sont produites par le système économique. Elles peuvent être liées au travail, aux crises financières, mais aussi au sentiment d’insécurité, à la santé, à l’environnement ou à l’identité de genre. Ces vulnérabilités s’accompagnent de différentes peurs, comme celle d’être malade ou de mourir. C’est pour cette raison que le corps sain associé au muscle est vu comme un révélateur de performance économique et sociale. Un corps musclé est synonyme de productivité économique et renvoie à une image de performance, de maîtrise sur le monde alors que nous avons parfois l’impression d’être dépossédés et de ne plus avoir de prise sur celui-ci.

PHOTO MARTIN LEBLANC, ARCHIVES LA PRESSE

Camille Leblanc-Bazinet, championne de Crossfit

Fabriquer du muscle, c’est la volonté d’avoir le contrôle sur soi ?

R : Oui, c’est la volonté de maîtriser une destinée. Quand vous développez du muscle, vous allez le ressentir dans vos émotions, vous êtes ancré sur terre, ce qui est très important dans une société incertaine et troublée. Vous avez un projet, un horaire, des sensations, des résultats visibles, c’est porteur pour l’individu.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE DWAYNE JOHNSON

Dwayne Johnson, également connu sous le surnom The Rock, dans la salle de musculation

Muscler son corps, ce n’est pas perçu comme un loisir, mais comme un travail ?

Oui, on est dans une logique de travail. On est marqués par cet héritage de la culture protestante avec le travail comme source de dérivatif à l’angoisse et comme source de salut dans un monde incertain. On le retrouve dans le travail du muscle des individus parce qu’il nous construit et qu’il crée un cadre. Cette activité nous donne la sensation d’exister, le travail va produire une certaine douleur qui est recherchée, car c’est à travers elle qu’on se transforme.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM D’ARNOLD SCHWARZENEGGER

Arnold Schwarzenegger à l’époque où il était Monsieur Univers

Est-ce qu’on critique le fait de vouloir être musclé ?

On a eu longtemps en France cette opposition entre la pureté de l’esprit et cette obsession du corps mis en avant, comme si être intellectuel et être musclé n’étaient pas compatibles ! En Amérique du Nord, la culture est différente, c’est perçu comme un indicateur d’une personne qui prend soin d’elle et qui a envie d’être productive. Il y a une vraie complémentarité. La musculation est critiquée quand elle est pratiquée à l’extrême, dans le bodybuilding (Arnold Schwarzenegger, Monsieur Univers). Le bodybuilding est moins en vogue, car il apparaît comme trop statique et inadapté. Il y a cette critique d’être un sport qui ne sert à rien, car on se concentre sur la forme et non sur la fonction du muscle. On se dit : mais à quoi ça sert d’avoir les plus gros biceps du monde si on n’en fait rien ? On dira à un joueur de hockey, de soccer ou de rugby que son corps musclé est superbe, car le muscle est en mouvement, il sert à obtenir une meilleure performance et une meilleure endurance dans le sport.

La fabrique du muscle

La fabrique du muscle

Éditions L’Échappée

265 pages