Alors que la crise de la COVID-19 s’apaise, il est tentant d’ignorer les personnes complotistes, en espérant que le mouvement s’éteigne de lui-même. Mais ça n’arrivera pas. Considérant les drames personnels qui se sont joués pendant la pandémie et la menace que représente la désinformation pour nos démocraties, il est « urgent » de rétablir le dialogue social avec cette frange de la population.

C’est le message que lancent Marie-Eve Carignan et David Morin, cotitulaires de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents, dans leur livre Mon frère est complotiste, publié ces jours-ci aux Éditions de l’Homme.

« On a une fenêtre d’opportunité pour essayer de générer ce dialogue malaisant, désagréable, estime David Morin, professeur à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Ce n’est pas facile d’avoir cette conversation collective, mais entre deux crises, c’est probablement le bon moment pour l’avoir. »

Ce dialogue est malaisant, parce que les personnes complotistes ont été perçues comme une menace à la bonne gestion de la pandémie, et parce que leurs croyances envers ces récits alternatifs provoquent une réaction épidermique chez certains. C’est malaisant, aussi, parce que ça implique d’écouter les griefs qui s’expriment à travers le complotisme, dont certains sont « légitimes ». Et parce que ça implique, collectivement, de faire un examen de conscience.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Marie-Eve Carignan

« Comme société, se dire qu’on a laissé pour compte une partie de la population qui, maintenant, revendique des choses, c’est confrontant, parce que ça veut dire qu’il y a des éléments qu’on a peut-être manqués et qu’on doit remettre en question », dit Marie-Eve Carignan, professeure en information, journalisme et communication publique à l’Université́ de Sherbrooke.

Le complotisme est le symptôme d’un mal de société plus large, d’une méfiance envers le système politique, médiatique et scientifique, souligne-t-elle. Après la pandémie, d’autres crises suivront (économique, climatique, etc.), que les adhérents interpréteront encore à travers le prisme du complot. Le discours conspirationniste s’est même immiscé dans la crise en Ukraine et – de façon troublante – dans la lecture de résultats d’élections.

« Ce discours-là, il n’est pas près de s’éteindre, et c’est pour ça qu’il faut penser maintenant aux solutions avant que ça continue à monter en flèche », résume Marie-Eve Carignan.

« La lutte contre le discours complotiste ne peut pas passer par plus de polarisation et plus de confrontation, donc essayons les voies du dialogue avec ceux avec qui c’est possible », résume David Morin.

Des solutions

Le livre Mon frère est complotiste – un véritable ouvrage de référence pour quiconque veut comprendre le phénomène – explique ce qu’est le complotisme (attentions aux amalgames), qui sont les adhérents (attention aux préjugés) et dans quel contexte le « logiciel » complotiste se télécharge chez eux. Parce qu’« essayer de comprendre, c’est déjà se mettre dans une posture à la fois d’ouverture et d’action », écrivent les auteurs.

Et cette action, disent-ils, doit être à la fois individuelle et collective.

Le travail individuel, c’est de maintenir le lien avec ces gens-là (tout en se respectant soi-même), en misant sur les liens qu’on a en commun, sans confrontation.

Et collectivement, la société a une réflexion à avoir pour comprendre comment s’est installée cette méfiance envers les institutions, note Marie-Eve Carignan. Les auteurs n’ont pas de réponses « toutes faites », mais ça passe d’abord par l’éducation à la démocratie, au travail scientifique et au travail journalistique. Ça passe aussi par une réflexion à propos de certains griefs, dont la justice sociale, le lien entre les citoyens et les institutions ainsi que la pluralité des points de vue entendus.

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David Morin

Les médias, estiment-ils, ont fait preuve d’une certaine « orthodoxie » pendant la crise. Les gens qui posaient des questions sur la légitimité des mesures sanitaires ont eu peu d’espace pour en débattre (ce qui a d’ailleurs permis aux complotistes d’accaparer le dossier, note David Morin). C’est sans compter l’utilisation des termes « touristatas » et « covidiots »… « Qu’on n’ait pas eu cette conversation-là dans les premiers mois, parce qu’on était en temps de crise, ne me semble pas hyper choquant, dit David Morin. Mais aujourd’hui, il faut l’avoir. »

Les dirigeants politiques ont aussi des responsabilités, d’abord celle – fondamentale – de ne pas frayer dans les eaux du complotisme pour obtenir des gains politiques. Les leaders doivent aussi faire preuve de prudence et éviter de stigmatiser des pans entiers de la population. Pendant la crise, toute personne osant contester les mesures sanitaires a rapidement été discréditée, voire taxée de complotiste…

Enfin, sur le terrain, il faut offrir davantage de ressources psychologiques pour soutenir les proches des adhérents, qui vivent parfois un sentiment de honte et de culpabilité. Ce sont ces familles qui pourront tendre la main à ceux qui voudront s’en sortir. Parce que oui, insiste Marie-Eve Carignan, les personnes complotistes peuvent s’en sortir. « Il faut que ça vienne de la personne, que ce soit le bon moment dans son cheminement, dit-il. Et il faut être là quand elle va vouloir revenir. »

Et les leaders ?

Attention, toutefois : il faut faire la distinction entre les gens qui adhèrent au complotisme et les leaders et entrepreneurs complotistes, note David Morin. « Autant il faut agir avec empathie envers les gens qui adhèrent, autant il ne faut pas être complaisants avec ceux dont le complotisme est un plan d’affaires, sur le plan économique et sur le plan idéologique », dit le professeur. Des mouvements d’extrême droite et des mouvements antigouvernementaux, rappelle-t-il, récupèrent la vulnérabilité d’une frange de la population pour promouvoir leurs intérêts.

Mon frère est complotiste

Mon frère est complotiste

Éditions de l’Homme

208 pages

Mon frère est complotiste

Marie-Eve Carginan et David Morin

Éditions de l’Homme

208 pages