« Pour les New-Yorkais, 18 h est le nouveau 20 h », a écrit le New York Times ce mois-ci, à propos de l’heure de pointe dans les restaurants de la Grosse Pomme. Les Montréalais suivent-ils la même tendance ? Certains, oui. Et ils renouent ainsi avec une tradition bien québécoise : celle de souper tôt.

Vice-président ventes et partenariat stratégique chez Libro, une plateforme québécoise de gestion de réservations, Stuart Lachovsky confirme que la plage horaire de 18 h a aussi le vent dans les voiles au Québec depuis la pandémie. « Entre 2019 et 2022, au Québec, le nombre de réservations à 18 h est en hausse de 56 % », indique M. Lachovsky.

Le nombre de réservations a aussi augmenté pour les autres plages horaires, parce que les gens ont plus tendance à réserver qu’avant (« pendant la COVID, c’était une obligation et on le fait toujours »), mais la hausse est moins marquée (environ 30 %) aux autres heures, indique Stuart Lachovsky. « On dirait bien que 18 h 30, c’est le prime time dans les restos à Montréal », dit-il.

M. Lachovsky attribue cela aux habitudes forgées pendant la pandémie… mais aussi à la pénurie de main-d’œuvre. Parce qu’il manque de personnel, des restaurants sont contraints de fermer leur cuisine plus tôt, parfois dès 20 h ou 21 h, dit-il. D’autres restaurants ont changé leur formule et offrent maintenant deux services : l’un vers 18 h, l’autre vers 20 h 30.

À l’Express, rue Saint-Denis, l’affluence est plus constante aujourd’hui qu’elle ne l’était avant la pandémie, constate le copropriétaire Mario Brossoit. L’accalmie que l’équipe observait entre 14 h et 19 h est chose du passé, dit-il. « Les après-midis ne finissent plus… et les soirées commencent l’après-midi », illustre M. Brossoit, qui y voit aussi une conséquence du télétravail et du travail autonome.

Chez Tapeo, dans Villeray, les propriétaires observent un ralentissement pour le dernier service, à 21 h, et peut-être un plus grand engouement pour le tout premier, à 17 h 30-18 h. Au passage de La Presse, à 17 h 30, Paul Farrington et Rose Villano venaient de commander leurs tapas. « Nous avons toujours mangé tôt », confie Paul, qui voit là une habitude très québécoise. « J’apprécie qu’il y ait moins de personnes autour de nous, aussi », indique Rose.

Pourquoi des gens souperaient-ils plus tôt aujourd’hui ? Peut-être que, depuis la pandémie, ils « priorisent le sommeil et offrent à leur corps quelques heures pour digérer avant de se coucher, font le jeûne intermittent, ou troquent des cocktails pour des apéritifs peu ou pas alcoolisés », a écrit la journaliste culinaire Rachel Sugar dans le New York Times.

La pandémie — un grand bouleversement social — a changé plusieurs de nos comportements, et il ne serait pas surprenant qu’elle ait aussi eu une influence sur nos habitudes au restaurant, estime Roxane de la Sablonnière, professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal. « On travaillait beaucoup plus de la maison, et peut-être qu’on veut souper plus tôt, pour avoir le temps de relaxer par la suite, dit-elle. La question est : est-ce que ça va rester ? »

Au restaurant Vin mon Lapin, dans la Petite Italie, après une accalmie pandémique, les oiseaux de nuit sont de retour en force, assure la copropriétaire Vanya Filipovic. « Hier soir, à 21 h 45-22 h, le restaurant était complet », dit-elle.

Au Québec, on mange tôt

Quand on regarde l’histoire du Québec, dans les familles populaires, on « mangeait tôt », résume Myriam Wojcik, historienne en chef de la série Kebec, à Télé-Québec. L’heure de pointe varie évidemment selon le type de restaurant, mais cette habitude de sortir manger à 19 h ou 20 h dans des restaurants plus gastronomiques lui apparaît récente.

L’habitude de souper à 17 h nous vient des Britanniques, dit-elle. « Alors que, pour les Français, le repas du midi est très important, pour les Britanniques, c’est le repas du soir qui l’est », raconte Mme Wojcik. Comme les Anglais sont des « sorteux », c’est aussi sous leur influence que les tavernes se sont multipliées, au XIXsiècle. C’est pendant ce siècle, également, qu’on a vu apparaître les premiers bons restaurants, dans les hôtels.

Et dans les premières décennies du XXsiècle, c’était bien sûr les casse-croûtes qui étaient populaires. Ils poussaient comme des champignons dans les quartiers ouvriers.

« La grande gastronomie, ça ne faisait pas partie des traditions au Québec », dit Myriam Wojcik, dont le père, Henry Wojcik, est d’ailleurs un pionnier de la gastronomie québécoise. En 1967, il a ouvert le Fado, qui deviendra plus tard le Fadeau, l’un des plus grands restaurants de la province. Son père et ses contemporains ont travaillé fort, dit-elle, pour convaincre les clients qu’il valait la peine de dépenser pour ce « plaisir éphémère ».

« Ça devient une expérience d’être au restaurant, de bien manger, dans un décor agréable avec des gens qu’on aime. Et ça, c’est récent dans notre culture », conclut Myriam Wojcik.

Lisez l’article du New York Times (en anglais)