Vous l’avez sans doute remarqué : depuis plusieurs mois maintenant, bien des télétravailleurs ont repris d’assaut les petits cafés de leurs quartiers. Le matin, le midi, souvent des jours entiers, donnant à ces lieux d’abord de dégustation, mais aussi d’échanges et de rassemblement, des airs de curieux bureaux improvisés. À l’heure du travail hybride, la question se pose avec d’autant plus d’acuité : quel avenir pour nos cafés ?

Télétravail caféiné

Lundi matin, 11 h. Entre les cliquetis d’ordinateurs ici et une réunion Zoom là, on se croirait dans n’importe quel bureau en ville. Et pourtant, nous sommes au petit café de notre quartier, en train de siroter un savoureux latte, certes, mais entourée de plusieurs autres télétravailleurs, qui télétravaillent, justement. Disons que pour l’ambiance, on repassera.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Les télétravailleurs apprécient beaucoup les grandes tables communes du café Pista (ici à la succursale de la rue Masson).

Et pourtant : la musique est engageante. La déco, tout autant. Des clients entrent et sortent, une tasse à la main. Il y a de l’action. Mais peu de conversations. Ce sont les échanges qui laissent à désirer. La vie, quoi, qui n’est pas exactement là.

Vrai, la question n’est pas nouvelle. Cela fait des années que les cafés composent avec une clientèle étudiante et pigiste souvent statique, plus ou moins envahissante (parasite ?). Mais depuis la pandémie, avec l’avènement du télétravail puis de l’hybride, elle est plus que jamais d’actualité.

D’ailleurs, il suffit de parler à un propriétaire de café pour en entendre de toutes les couleurs sur le sujet. Oui, des clients qui passent six heures dans un café, ça arrive, c’est même « très, très courant », nous dit l’un, des Zoom sans écouteurs aussi, nous dit un autre. Sans parler des conversations téléphoniques « vraiment fortes » qui durent des heures. Ah oui, et le WiFi, tout le monde le tient désormais pour acquis. Les établissements qui limitent son accès se font juger comme s’ils coupaient carrément l’eau courante. On a même personnellement déjà vu un télétravailleur pas trop subtilement s’enfourner des œufs durs apportés de la maison…

Si tout se peut et se fait désormais, chaque établissement compose avec cet enjeu à sa manière, sa philosophie, sa politique. Ou pas, d’ailleurs (voir onglet suivant).

PHOTO FOURNIE PAR PIERRE-YANN DOLBEC

Pierre-Yann Dolbec, professeur agrégé à l’École de gestion John-Molson de l’Université Concordia

Mais pourquoi aller dans un coffee shop pour travailler, qu’est-ce qui fait que c’est légitime, en tant que consommateur ?

Pierre-Yann Dolbec, professeur agrégé à l’École de gestion John-Molson de l’Université Concordia

« Je n’ai pas la réponse, mais c’est une question intéressante », affirme le chercheur, coauteur d’un article sur le marché du café artisanal, publié dans le Journal of Marketing (et, bien sûr, grand amateur de café). Il ose une hypothèse : « Est-ce que Starbucks, en démocratisant l’accessibilité du café de spécialité dans les années 1990, est devenu un modèle dans la tête des consommateurs ? »

Rappelons que Starbucks s’est construit autour de cette idée du tiers lieu (troisième lieu de vie, après la maison et le travail, d’échange et de socialisation spontanée, un concept que l’on doit au sociologue américain Ray Oldenburg). Mais avec l’avènement du télétravail, et le brouillage des frontières entre la maison et le travail, on peut se demander si ces tiers lieux n’ont pas été un peu dépouillés de leur identité. « Si tout le monde travaille dans le café, est-ce que ça devient un lieu de travail ? »

Et que reste-t-il de l’aspect social dudit café ? A-t-il seulement encore cette vocation ?

Assurément, rétorque Peter Giuliano, chercheur de la Specialty Coffee Association, établie en Californie, pas du tout inquiet pour l’avenir de son industrie. « Que se passe-t-il quand le premier lieu et le deuxième lieu se confondent ? Cela donne encore plus de poids au tiers lieu ! » Notre expert, avant tout un « gars de café » qui a commencé comme barista dans les années 1990, et fait des enquêtes internationales aujourd’hui, rappelle d’ailleurs que les cafés ont toujours, et depuis la nuit des temps, été des lieux de travail et d’affaires. Dès l’Empire ottoman, en fait. « Ce n’est pas nouveau, c’est comme ça depuis 500 ans ! »

PHOTO FOURNIE PAR PETER GIULIANO

Peter Giuliano, chercheur de la Specialty Coffee Association

Les cafés se réinventent depuis des centaines d’années. Ils s’adaptent à ce dont a besoin la société à un moment donné. Et c’est ça qui est cool ! Manifestement, la société a maintenant besoin de lieux de rencontres multiples.

Peter Giuliano, chercheur de la Specialty Coffee Association

Et de lieux de travail tout aussi multiples. « Je ne dis pas que ce n’est pas un défi […], c’est toujours un défi de rester en affaires […], mais la plupart des cafés les voient [les télétravailleurs] d’un bon œil, dit-il, armé d’un sondage réalisé auprès de 11 000 établissements en Europe et en Amérique du Nord. Parce qu’ils savent que cela fait partie de l’identité d’un petit café. » Et parce que ceux-ci mettent de la vie aux heures habituellement plus creuses, aussi.

Parlant d’identité, c’est aussi l’aspect « communauté » que les gens recherchent par-dessus tout dans les cafés de quartier, d’autant plus depuis la pandémie, poursuit-il. « Les gens étaient isolés, ils ont vraiment pris conscience de la valeur des liens, des connexions, de cet esprit de communauté qu’ils retrouvent en allant dans un café. » Un esprit qui n’a pas perdu de sa valeur, tout le contraire, avec l’avènement du travail hybride. « Parce que si tout le monde travaille de la maison, tout le monde a du temps d’ordi chez soi, ce n’est sûrement pas ce qu’on va chercher au café. […] Il ne faut vraiment pas sous-estimer l’aspect plaisir ! »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

André Carpentier, auteur

Une variable qui parle à l’auteur (et professeur d’études littéraires à la retraite) André Carpentier, à qui l’on doit Extraits de café (2005), le fruit de cinq années de « flânerie » dans des cafés montréalais. Parce que c’est ça, un café, selon lui : un lieu à « géométrie multiple », où se retrouvent des gens solitaires (« qui veulent être dans l’animation »), mais aussi des amis, des familles, bref toutes sortes de profils. Et tant pis (ou tant mieux !) s’il y a des télétravailleurs. « C’est ça, la vie maintenant, les gens sont moins au bureau, plus à la maison, c’est le monde d’aujourd’hui. […] Et les cafés s’adaptent. C’est ça, la réalité ! »

Avec un accès WiFi, des prises ici, de l’eau à volonté là. Ou pas…

S’ajuster à la tendance

À travail hybride, réponses hybrides, variées, diversifiées, parfois carrément opposées. Voici comment certains cafés composent avec les cliquetis de nos nombreux ordis.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Jocelyn Despres, copropriétaire du Pastel Rits

Un équilibre à trouver (et policer)

Ça ne rate jamais. Si vous faites une recherche en ligne pour trouver les meilleurs cafés où télétravailler, c’est souvent Pista qui arrive en tête de liste. Pourtant, le café (qui compte à ce jour trois succursales) est l’un des plus sévères en matière de télétravail, et ce, depuis ses débuts. « On est parmi les plus restrictifs ! Ceux qui policent le plus ! », rappelle son fondateur Maxime Richard, rencontré un lundi matin à la succursale Masson. Ici, plusieurs tables sont spécifiquement « sans ordi », et depuis la pandémie, le WiFi est en prime limité à une heure, chrono. « Et on aurait sûrement fait faillite sans ça… » C’est qu’« un café, c’est une excuse à la rencontre », croit-il, alors tout est pensé (et encouragé) en ce sens. Pensez : salutations, service aux tables, un petit verre d’eau, peut-être ? « C’est dans la formation des baristas ! » Il n’est pas « contre » les télétravailleurs (il en a même été un à une certaine époque, et fréquentait activement les cafés), « parce que cela fait partie de l’écosystème d’un café », mais ses restrictions permettent à son sens de trouver un certain « équilibre », pour que l’espace ne perde pas son âme, et demeure aussi invitant pour les jeunes familles ou leurs grands-parents que le pigiste du coin. Un sacré défi qui ne se limite pas à la métropole, faut-il le préciser. Andréa Lemaire, qui a ouvert le Duplex, à Trois-Rivières en 2019, en sait quelque chose. Son café-buvette attire les étudiants le matin (« c’est le fun, ça donne une ambiance ! »), mais le midi, elle s’est vue obligée d’interdire les ordis. « Il faudrait que les gens comprennent que c’est avant tout un espace pour consommer. Pas travailler… »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Maxime Richard, fondateur du Pista

Une clientèle à cultiver

Tout l’inverse chez Croissant Croissant, une petite adresse de l’est de l’avenue du Mont-Royal, qui a au contraire ouvert une salle et multiplié ses tables, pour accueillir ses clients (et télétravailleurs) de plus en plus nombreux depuis la pandémie. Ici, aucune restriction sur le WiFi, et on a même élargi l’offre « salée » pour répondre à l’appétit d’une clientèle tout à coup beaucoup plus présente en après-midi. « Je fais confiance, ça se fait dans le respect, indique Matthieu Virloget, propriétaire et pâtissier. Les consommateurs sont respectueux et ne passent pas la journée sans consommer. » Ce n’est pas un enjeu, insiste-t-il. D’ailleurs, il ne le cache pas : s’il fait le gros de ses ventes le matin, les télétravailleurs habitent son espace tout le reste de la journée. « Et quand tu as un café, tu veux qu’il y ait des gens. […] Cette clientèle, je ne veux pas la perdre ! »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Une vocation nouvelle

Changement de vocation à La Finca, un petit café du centre-ville, qui a carrément changé de nom avec la pandémie. De La Finca café & bureau, l’établissement est passé à La Finca café & marché local. Un changement de nom qui en dit long : fini les travailleurs, place à « la communauté ». Ici, on a carrément démoli les murs de la salle de réunion (offerte jadis sur demande, pour les travailleurs du coin), pour agrandir la salle, multiplier les tables et offrir une sélection de produits choisis et québécois. « Pourquoi avoir une salle quand on sait maintenant qu’on n’a plus besoin de lieux physiques pour se rencontrer, explique la propriétaire Geneviève Loignon. Le mot d’ordre, c’est s’adapter ! » Objectif : « Offrir un lieu qui bouge et le fun ! » D’ailleurs, sa clientèle n’est plus du tout la même : les travailleurs ont diminué de moitié, ce sont désormais les touristes qui ont envahi le café. « Je n’ai jamais vu ça, on a 100 % d’augmentation par rapport à l’an dernier ! »

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Geneviève Loignon, propriétaire du café La Finca

Une question de « vibe »

Le Pastel Rita, coloré petit café du boulevard Saint-Laurent, dans le Mile-End, est souvent grouillant de monde. Mais il y a toujours une place quelque part où se glisser. Et ce mercredi après-midi de notre visite ne fait pas exception. La musique est festive et l’ambiance, tout autant. À travers une foule bigarrée se trouve une poignée de travailleurs, les yeux rivés sur leur ordinateur. « J’aime le café en tant que lieu de rencontre, il y a quelque chose ici de communautaire », se félicite le copropriétaire Jocelyn Despres, un hôte aussi extraverti qu’investi, qui ne cache pas « cultiver » ici cette « vibe » : il salue ses clients, choisit méticuleusement sa musique, relance les conversations. Et oui, offre le WiFi. « Les gens qui travaillent n’enlèvent rien, ils rajoutent quelque chose. […] Il ne faut pas se battre contre cette nouvelle réalité. […] Quand tu as un commerce, il y a plein de types de clients. […] Et tout cela donne une ambiance ! » Plutôt que d’interdire les ordis à certaines tables, il ne se prive pas pour déplacer un client au bar ici, un autre là, le cas échéant. Tout simplement. « On ne refuse jamais personne par manque de place. »

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Au Pista, certaines tables sont interdites aux ordinateurs.

10 règles d’or pour client averti

Vous voulez télétravailler dans un petit café ? Dix règles d’or à respecter pour faire de vous un client apprécié, glanées tout au long de ce reportage caféiné.

  1. Conseil de barista pour commencer : pourquoi ne pas jaser un brin avec le barista en entrant, et lui demander si ça l’ennuie que vous vous installiez ?
  2. C’est une évidence, mais permettez qu’on le rappelle : vous êtes ici dans un commerce, avec un loyer, des salaires, bref des comptes à payer (sans parler du coût astronomique des machines, du moulin et des grains), donc pensez à consommer.
  3. Autre évidence, mais si on vous salue, pensez à répondre (!).
  4. Ciblez les heures creuses, la fin de la matinée ou l’après-midi.
  5. Évitez évidemment d’accaparer une table pendant le rush du midi. Sinon, pensez à consommer (bis).
  6. Une table pour quatre, si vous êtes seul (même avec un ordi et une pile de documents), c’est non.
  7. Une rencontre sur Zoom sans écouteurs, c'est non aussi, il va sans dire. Et pendant qu’on y est, les conversations téléphoniques peuvent baisser d’un ton.
  8. Au bout d’un moment, et notamment si l’espace est plein, pourquoi ne pas vous déplacer dans un autre lieu ? Il y a certainement un nouveau café quelque part à découvrir, pourquoi ne pas l’encourager ?
  9. Sinon, si l’espace est plein et que vous ne consommez plus (et ne voulez plus consommer) : sortez.
  10. Conseil de barista pour finir : au lieu de commander toujours le même sempiternel café (latte, cappucino, allongé ?), osez demander la spécialité, le café du moment, pourquoi ne pas essayer quelque chose de nouveau ? C’est fort apprécié, nous dit-on. Et vous serez même peut-être séduit !