Il y a eu la pandémie de COVID-19 et ses conséquences sociales et économiques. Il y a maintenant la guerre en Ukraine, le retour en force de la menace nucléaire et l’inflation. Et en trame de fond, bien sûr, il y a toujours les prévisions inquiétantes des experts en climat. Après deux décennies de calme relatif, l’avenir peut sembler menaçant. Regards philosophiques sur l’époque que nous traversons, qui n’est peut-être pas si sombre que ça.

Jamais, en 25 ans de carrière, le caricaturiste Graeme MacKay n’a vu un de ses dessins devenir aussi viral que celui-ci.

C’est celui d’une terre, toute petite, qui sera bientôt frappée par des vagues successives, de plus en plus grosses, de plus en plus dévastatrices : la COVID-19, la récession, les changements climatiques et, pour clore le tout, l’effondrement de la biodiversité.

DESSIN FOURNI PAR GRAEME MACKAY

La caricature de Graeme MacKay illustre ces vagues qui menacent l’humanité. À l’origine, elle ne comptait que deux vagues, celles de la COVID-19 et de la récession. Les deux autres ont été ajoutées par des internautes.

Caricaturiste pour The Hamilton Spectator, en Ontario, Graeme MacKay a dessiné la première version de ce dessin le 11 mars 2020, le jour même où l’Organisation mondiale de la santé a décrété la pandémie de COVID-19. À l’origine, il ne comptait que les deux premières vagues. Les réseaux sociaux s’en sont emparés, et l’image – puissante – a rapidement fait le tour du monde.

« C’est rare, pour un caricaturiste, de pouvoir créer un dessin qui puisse être compris dans tous les pays, par toutes les cultures, dit Graeme MacKay, joint par La Presse. L’idée de ces vagues qui arrivent et d’une catastrophe imminente est commune, universelle. »

MONTAGE GRAEME MACKAY

La caricature a fait le tour du monde.

Son dessin a été traduit, reproduit, découpé, bonifié de nouvelles vagues (effondrement du système de santé, troisième guerre mondiale, etc.). Graeme MacKay a écouté les suggestions qui lui venaient de toutes parts et a produit de nouvelles versions, dont celle-ci, qui se termine par l’effondrement de la biodiversité.

On ne peut plus ajouter de vagues après celle-là. Des gens disent : pourrait-on ajouter la guerre, ou quelque chose ? Non. Quand la biodiversité s’effondre, l’humanité aussi.

Graeme MacKay, caricaturiste

Vulnérabilité

Une enquête publiée cette semaine montre que l’optimisme est en chute au pays. En 2016, 75 % des Canadiens se disaient optimistes envers l’avenir ; ils n’étaient plus que 64 % en 2021-2022, indique Statistiques Canada, rappelant que la pandémie a bouleversé la vie de nombreuses personnes.

Lisez l’article « Partout au pays, l’optimisme chute »

Professeure émérite à l’Université d’Ottawa, la sociologue Diane Pacom compare la pandémie à une guerre évanescente.

« Ça nous a obligés à faire face à des choses auxquelles on n’est pas habitués de faire face dans les sociétés d’aujourd’hui, c’est-à-dire à la mort », dit Diane Pacom, qui estime que ces questionnements sont d’autant plus difficiles à l’ère post-religieuse, parce que la société – « cynique et individualiste » – ne les prend plus en charge.

« C’est une période incroyablement difficile, parce qu’on fait face à notre vulnérabilité, poursuit-elle. On a vécu dans l’insouciance, avec cette idée que nous, l’Occident, on a la science, la médecine, les chercheurs, les laboratoires... Et là, ce virus arrive, et ça fait deux ans qu’on a mis nos vies en jachère. Il y a quelque chose d’absolument inacceptable. »

Professeur au département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Christophe Malaterre souligne que, dans les deux ou trois dernières décennies, nous avions l’impression de vivre dans une période « plus choyée », et qu’aujourd’hui, on a affaire à pas mal de crises – la pandémie, la guerre en Ukraine, la crise climatique dont on prend de plus en plus conscience. Christophe Malaterre sent en effet une certaine désillusion chez les gens, une déstabilisation, une déception, surtout.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Christophe Malaterre

Le philosophe est lui-même démoralisé par un autre phénomène : la propagation de « faits alternatifs », de ce mouvement antiscience et antiraison. On se retrouve, résume-t-il, dans un monde où il circule un très grand nombre de fausses nouvelles, d’une part, mais aussi d’informations totalement frivoles, du vidéo de chat qui tombe dans la baignoire à celui d’influenceurs sans masque festoyant dans un avion, d’autre part.

« Il y a ces grandes crises, et il y a cette espèce de désordre qui devient de plus en plus présent, qui nous absorbe et qui nous détourne de notre réalité, et qui est dommageable à la fois pour les individus et pour la société », estime Christophe Malaterre, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en philosophie des sciences de la vie.

Si Graeme MacKay devait ajouter une vague à sa caricature, d’ailleurs, ce serait celle de la polarisation et de la désinformation, qu’il placerait entre les deux premières.

Combattre le pessimisme

Il est toujours difficile de savoir dans quelle époque on vit, souligne Jean Grondin, professeur titulaire de philosophie à l’Université de Montréal. On sait mieux, dit-il, dans quelle époque vivaient les gens du passé.

Il y a toujours une certaine opacité du présent. Il y a toujours aussi une certaine inquiétude à propos de l’avenir. Ça a toujours existé.

Jean Grondin, professeur titulaire de philosophie à l’Université de Montréal

Les trois intervenants à qui nous avons parlé ont tous tenu à apporter un peu de relativisme aux crises que nous traversons et à l’inquiétude qu’on peut ressentir envers l’avenir. « L’humanité a toujours vécu dans cette atmosphère de crise », résume Diane Pacom.

À ceux qui se sentent désillusionnés envers l’avenir, Jean Grondin a un conseil. « La réponse est très claire. On s’éduque. »

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

Jean Grondin

Il y a des choses – beaucoup de choses, même – qui vont mieux, rappelle Jean Grondin, qui cite le livre Factfulness, du physicien suédois Hans Rosling, aujourd’hui disparu. En deux siècles, le taux d’alphabétisation est passé de 10 % à 86 % et le taux de pauvreté extrême a chuté de 85 % à 9 %. La variole, jadis l’une des plus grandes causes de mortalité infantile, a été déclarée éradiquée en 1980. Le monde n’a pas connu de guerre mondiale depuis 1945.

Jean Grondin cite aussi son maître, le philosophe allemand Hans-Georg Gadamer, qui disait que le pessimisme manque de probité. « On se raconte que tout va mal ou que tout va mal aller dans l’espoir secret de se tromper », résume-t-il.

Cela dit, il faut prendre au sérieux les avertissements des scientifiques et changer nos comportements en conséquence, ajoute Jean Grondin du même souffle. Il faut aussi faire preuve de vigilance et de lucidité envers les Vladimir Poutine de ce monde. « On a raison d’être inquiets et il ne faut pas non plus regarder le monde avec des lunettes roses. »

Mais lorsqu’il pense aux crises actuelles, Jean Grondin pense aussi à ces vaccins développés en un temps record et capables de prévenir les complications graves de la COVID-19. Il pense aussi à l’interdiction de vente de véhicules neufs à essence, au Canada, dès 2035. Il pense aux techniques pour avoir accès à de l’eau potable, aux progrès en agriculture. Il pense aussi aux liens qui se sont resserrés dans l’OTAN et aux drapeaux ukrainiens accrochés aux balcons montréalais.

Je pense que tous les êtres humains ont besoin de croire qu’il y a de l’avenir parce qu’on ne peut pas vivre si on pense qu’il n’y a pas d’avenir. En étant mieux informés, on est plus à même d’affronter l’avenir avec une certaine confiance, et toujours avec une certaine vigilance.

Jean Grondin, professeur titulaire de philosophie à l’Université de Montréal

Le philosophe Christophe Malaterre croit lui aussi qu’il est toujours plus facile d’imaginer le pire que d’imaginer le meilleur. Et lui aussi pense qu’il y a de la place pour un bel avenir.

Pour nous aider à vivre, pour traverser ces crises, « il faut mieux se rendre compte, collectivement, qu’on est très fortement interdépendants les uns avec les autres, dit Christophe Malaterre. Entre humains, entre sociétés, mais aussi avec les autres espèces, avec l’écosystème, avec cette planète qui nous héberge ».

Et si on a chacun le nez dans des vidéos TikTok, on ne s’en rendra pas compte, dit-il. « On ne s’en rend compte que lorsqu’on arrive à replacer l’homme dans son humanité, mais aussi dans tout le parcours de l’espèce humaine, dit-il. Et lorsqu’on prend connaissance de cette place particulière que nous occupons aujourd’hui, on ne se dire qu’une chose : on a affaire à quelque chose d’absolument extraordinaire. »

Quant à cette crise de la COVID-19 qui nous a assaillis, il ne faut pas non plus la banaliser, croit la sociologue Diane Pacom. « Ce n’est pas négligeable, ce qu’on vit, et il faut trouver les ressources nécessaires en nous et autour de nous pour pouvoir passer à travers ça. »