Dans La TRÈS grande taille au féminin, la sociologue Marie Buscatto réalise une enquête sur les très grandes femmes, celles qui mesurent plus de 1,77 m. Des femmes qui font face à des stigmatisations au quotidien, car la très grande taille suscite gêne et moqueries aux différents âges de la vie. Entrevue.

Q. Vous mesurez 1,88 m. Vous n’êtes pas grande, mais très grande.

R. Oui. C’est important, cette distinction. Je ne parle pas des femmes grandes, mais très grandes. Ce n’est pas la même chose, car on est hors normes. Être grande est vue de manière positive dans notre société, mais être très grande ne l’est pas. Très fréquemment les gens me disent : « Ah, vous êtes grande ! C’est bien ! » Et je réponds : « Est-ce que vous voudriez être aussi grande que moi ? » Et on me répond : « Quand même pas, non ! » Le sujet des très grandes femmes n’est pas étudié, ce n’est pas socialement défini comme une source de stigmatisation, alors que ça peut créer des complexes et des difficultés. Il n’y a pas cette conscience collective des effets que peut provoquer le fait d’être très grande. Ça nous façonne, en tout cas. Ça va jouer dans nos interactions avec les autres dès le premier regard.

PHOTO FOURNIE PAR MARIE BUSCATTO

Marie Buscatto, sociologue, professeure de sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Q. Cette très grande taille crée-t-elle beaucoup de réactions chez les gens ?

R. Oui. Chaque fois que je rentre dans un transport en commun, je sais que je vais gêner par ma taille, donc je mets les gens à l’aise. Quand je suis avec mon fils qui mesure 1,98 m, lui, il s’installe. Il n’a pas à mettre les gens à l’aise, c’est un homme, il prend de la place, c’est normal. Je sens que les gens sont un peu tendus quand ils me voient arriver, alors je les mets à l’aise : « Excusez-moi, je suis grande, eh oui, 1,88 m ! » Je fluidifie les relations avec les autres, j’ai appris ça avec le temps. Vous êtes hors norme, alors par définition, vous créez une expérience qui n’existe pas. Ça affecte, de différentes manières, vos relations aux autres. On apprend à vivre avec cette grande taille, il y a un stigmate à partir duquel on peut construire une vie et vivre bien. Le basketball et le mannequinat, c’est ce qui vient à l’esprit des gens, mais ça reste l’exception !

Q. Pourquoi un livre sur la très grande taille au féminin ?

R. C’est parce que j’ai bien vécu ma très grande taille que j’ai pu me permettre d’écrire ce livre. Ça fait 40 ans que j’attends que cet ouvrage existe ! Ma fille m’a dit : « Tu dois l’écrire ! Grâce à toi, je vis bien ma très grande taille » (elle mesure 1,82 m). Quand vous êtes sociologue, si vous faites une enquête sur votre propre trajectoire, il faut l’énoncer, et être encore plus rigoureuse dans votre enquête. J’ai su très tôt que cette grande taille affectait ma vie, et je pense que je suis sociologue de ce simple fait. Très tôt, j’ai compris que les autres avaient un problème avec ma très grande taille, qu’ils allaient m’attribuer des qualités, des défauts. Je me suis construite avec ça. Ma fille a dû vivre avec le fait qu’elle est très grande, elle a dû porter le fait que sa mère est très grande, et que je suis plus grande que son père !

Q. À partir de quand réalise-t-on qu’on est grande, très grande ?

R. C’est vers la fin de la maternelle ou au début du primaire que la plupart des femmes aujourd’hui adultes et très grandes ont découvert qu’elles étaient vraiment grandes. Les remarques sur leur grande taille viennent des adultes, et non pas des enfants. Des amis de la famille, des enseignants, des parents des autres enfants disent : « Qu’est-ce que tu es grande ! » Des remarques positives, négatives, agréables, désagréables. Vous êtes toujours au dernier rang sur la photo de classe pour ne pas cacher les autres, des médecins réagissent et s’inquiètent parfois. On vous donne des responsabilités, car on vous imagine plus âgée ou alors au contraire on pense que vous n’êtes pas mûre pour votre âge. Au moment de l’enfance, les deux tiers des filles trouvent que c’est un avantage, alors qu’un tiers le vit déjà comme une gêne sociale.

Q. À l’adolescence, il y a des moqueries. Est-ce que c’est plus difficile ?

R. À l’adolescence, les deux tiers des femmes vivent leur très grande taille comme une difficulté et un tiers d’entre elles sont plus neutres. Au quotidien, il faut gérer les stigmatisations récurrentes dans la vie scolaire, on est montrée du doigt (les surnoms, grande perche, girafe, grande gigue), certaines adolescentes vont être en retrait social, d’autres vont se sentir gênantes. Ce qui va être déterminant, c’est le rôle des parents.

Les parents qui vous disent que ce sont les autres qui ont un problème avec votre taille vous font comprendre que ce n’est pas vous qui gênez les autres, ce sont les autres qui sont gênés. Cette réaction fait toute la différence dans le fait de s’assumer. [...] Il faut aussi mentionner qu’il est très valorisant de participer à des activités collectives extrascolaires. Que ce soit le tennis, le basketball, la musique. Le simple fait de se retrouver dans un collectif en dehors de la cour d’école, où on est stigmatisée, ça fait du bien. La taille devient alors secondaire dans vos interactions avec les autres.

Q. Dans un couple, lorsqu’une femme est plus grande que l’homme, dit-on que le couple est mal assorti ?

R. Oui. Les couples où la femme est plus grande que l’homme font face à un regard négatif, un couple mal assorti. On va attribuer des caractéristiques où l’homme est dominé et la femme serait une mangeuse d’hommes ; ce ne sont pas des choses que les femmes et les hommes ont envie d’inspirer. Le résultat est de montrer à quel point l’ordre genré est installé dans nos têtes et dans nos vies. Toutes les femmes que j’ai rencontrées veulent être de vraies femmes, or, c’est plus compliqué d’être socialisée de manière féminine dès l’adolescence quand on est très grande, car on va nous proposer des activités masculines et on va nous attribuer des qualités masculines. Il est plus difficile de se sentir féminine quand, dans le regard des autres, on est toujours définie comme une personne masculine.

Q. Les réseaux sociaux jouent-ils un rôle positif pour les très grandes femmes ?

R. Il y a des clubs de très grandes sur Facebook, notamment. Ils sont utiles, car ils permettent des échanges, le partage d’anecdotes et d’expériences ou de bonnes adresses, car quand on est très grande, il est parfois difficile de trouver des vêtements et des chaussures. Et surtout, ces clubs permettent de se rencontrer, de créer une communauté et d’assumer ensemble les différences.

La TRÈS grande taille au féminin

La TRÈS grande taille au féminin

CNRS Éditions

288 pages