Comment interagir avec une personne en psychose qui est en grande souffrance ? Comment soutenir des parents qui viennent de perdre un bébé ? Dans leur quotidien, Pierre-Alexandre Richard et Dominique Nguyen, intervenants à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas et au CHU Sainte-Justine, doivent apprivoiser l’impuissance et cultiver « un espace de liberté de paroles ».

Pierre-Alexandre Richard se souviendra toujours de sa « première fois ». Il était stagiaire à l’hôpital Royal Victoria. « La première personne qui est partie devant moi était un schizophrène. Il avait le cancer. Quand l’infirmière m’a appelé sur la pagette de garde, elle m’a dit qu’il était croyant. À sa demande, je lui ai lu un psaume de la Bible et il s’est éteint… Je l’ai interprété comme quoi il ne voulait pas mourir seul », raconte-t-il.

Pierre-Alexandre Richard a travaillé à l’Institut de cardiologie, mais depuis 2016, il est intervenant en soins spirituels (ISS) à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas.

« J’aime être en psychiatrie », lance-t-il.

Son bureau est à l’entrée du pavillon principal. Sur son chandail à capuchon, il est écrit : « soins spirituels ». Son but : se faire voir et faire savoir qu’on peut recourir à ses services.

Quand Pierre-Alexandre Richard a obtenu son baccalauréat en sciences des religions, son entourage se demandait à quoi cela allait servir. C’est lors d’une réception à la fin de ses études qu’il a découvert le métier d’ISS, grâce à Robert Rouleau et Michel Nyabenda. « Deux prêtres qui ont mené le combat du virage non confessionnel », signale-t-il.

« Je trouvais cela tellement méconnu que je voulais faire un documentaire. Mais quand j’ai commencé à tourner, j’ai eu une révélation : il faut que je fasse ça dans la vie. »

Apprivoiser l’impuissance

Bien des proches, dont son père, disent à Pierre-Alexandre : « Je ne serais pas capable de faire ta job. »

« Je dis souvent que je suis un Jedi de l’impuissance », lance le principal intéressé.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Pierre-Alexandre Richard, intervenant en soins spirituels à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas

Mon training est d’être complètement impuissant. Quelqu’un peut être devant moi en psychose et en souffrance extrême, et je peux rester deux heures avec lui. Je reste présent avec quelqu’un qui vit quelque chose de terrible dans son existence et mon but n’est pas de le traiter.

Pierre-Alexandre Richard, intervenant en soins spirituels à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas

« Les liens les plus forts que je crée sont avec des patients dont j’ai vu le pire. Ils sont reconnaissants de ne pas être jugés. »

Son boulot ? « Je crée un espace où c’est correct de parler de spiritualité et de religion. Un endroit où c’est correct de ne pas être certain de ses croyances. »

Et la définition de la spiritualité ? « Pour moi, la spiritualité est tout ce qui a trait au sens. Je le vois comme un trait distinctif par rapport aux autres êtres vivants. Notre cerveau est fait pour créer du sens tout le temps. »

« À Douglas, j’ai du temps pour construire un lien, poursuit Pierre-Alexandre Richard. Je vois les patients sur le long terme. »

Ces derniers sont à l’aise de lui parler de théories complotistes. De lui dire qu’ils ne veulent pas se faire vacciner. De lui confier qu’ils regardent des vidéos de guerres spirituelles depuis la mort d’un parent.

Si on n’a pas d’espace pour parler de ça… C’est là que les gens finissent dans le "rabbit hole" de croyances et de conspiration.

Pierre-Alexandre Richard, intervenant en soins spirituels à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas

Le plus valorisant de son travail ? « L’intimité. Quand quelqu’un se sent safe de parler avec moi. Cela veut dire qu’il me fait confiance. »

« Tout ce que je veux, c’est qu’on m’entende »

Nous sommes au sous-sol du Centre hospitalier universitaire (CHU) Sainte-Justine. Dominique Nguyen nous montre le « havre ». « Un lieu où les gens peuvent se recueillir et faire ce qui est concordant avec leur spiritualité ou leur religion », précise-t-il.

Il y a notamment un coin musulman, un coin juif et un coin catholique. « Mon bureau se trouve juste derrière », indique-t-il, avant d’ouvrir la porte.

Dominique Nguyen a une voix calme et extrêmement apaisante. « J’ai grandi dans une famille où la spiritualité est importante. La spiritualité bouddhiste et chrétienne. »

Dominique Nguyen est né à Montréal. Ses parents sont des boat people qui ont fui le régime communiste du Viêtnam. Ses deux frères et sa sœur sont nés en Asie, mais lui, le cadet, est né à Montréal et il a grandi à Québec.

« Je ressemble beaucoup à mon père, qui était fasciné par les grandes questions de sens […] Chez nous, il y avait une place pour les choses qu’on ne voit pas avec les yeux du corps, mais avec les yeux du cœur. Des choses qui ne sont pas mesurables, mais qui apportent beaucoup à notre vie. »

Dominique Nguyen a étudié en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal. Il a ensuite fait un stage à Joliette pour devenir ISS.

Pourquoi Sainte-Justine ? Quand il a vu des amis avoir des enfants, il a constaté à quel point la parentalité soulevait des questions spirituelles. Être parent rime souvent avec projets et avenir. « Mais il ne faudrait pas passer à côté du fait que ce n’est pas toujours le cas… »

Dominique Nguyen a beaucoup d’expérience en néonatalogie.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Dominique Nguyen, intervenant en soins spirituels au CHU Sainte-Justine

Un parent qui perd son enfant, ce n’est pas naturel et dans l’ordre des choses. Combien de parents me disent : "Je ferais tout pour être à sa place." C’est une souffrance tragique terrible.

Dominique Nguyen, intervenant en soins spirituels au CHU Sainte-Justine

« Le milieu médical est très technique avec des plans précis. Les soins spirituels, c’est un espace de liberté de parole. On explore le sens. Le plan ne vient pas de nous, mais des personnes », dit-il.

« C’est très humanisant, poursuit-il. J’entends souvent : «Les membres de ma famille ont tous une opinion. Tout ce que je veux, c’est qu’on m’entende. » »

Dominique Nguyen est souvent appelé à faire des rituels, notamment quand un bébé s’éteint avant terme. Il a notamment joué de la guitare pour des parents pour qui la musique était importante.

« Les rituels, c’est important. C’est une façon de se parler. Nous sommes des êtres de sens et les rituels mobilisent les cinq sens. Une minute de silence, une poignée de main… c’est un rituel. Ce n’est pas gratter dans le bobo, c’est partager le fardeau, reconnaître une existence », insiste-t-il.

Deux femmes modèles

En 2011, les aumôniers ont officiellement fait place aux intervenants en soins spirituels (ISS) dans le réseau de la santé, si bien que les femmes ont dû se tailler une place dans un milieu d’hommes. Parmi elles, Joëlle Anna St-Arnaud et Annick Bélanger, qui souhaitent faire reconnaître leur profession, notamment chez les jeunes.

« Quand j’ai commencé, c’étaient surtout des hommes et des prêtres qui étaient en poste, raconte Joëlle Anna St-Arnaud, intervenante depuis une dizaine d’années. Ils étaient habitués d’être des autorités morales dans leur milieu. Ce n’était pas facile de faire sa place. »

Joëlle Anna St-Arnaud veut « briser les préjugés que les soins spirituels sont religieux ». Elle veut aussi que son métier soit reconnu à sa juste valeur.

En février dernier, elle a eu l’initiative d’une lettre ouverte parue dans Le Devoir, cosignée par plusieurs de ses collègues, dans laquelle elle se désolait que les ISS soient écartés des mesures incitatives annoncées par le gouvernement de François Legault pour retenir le personnel du réseau de la santé.

« Nous en déduisons que le ministère ignore la qualité des intervenants en soins spirituels, a-t-elle écrit. Pourquoi exclure celles et ceux qui ont été présents au chevet des personnes en fin de vie, dont les personnes décédées des suites du virus et leurs proches obligés à faire leurs ultimes adieux de façon restreinte ? »

Lisez la lettre ouverte

Voir la mort de près

Dans sa vie, la Montréalaise a côtoyé la mort plus que d’autres. « Un petit peu trop », lance-t-elle.

Quand elle était adolescente, son père est mort à vélo, happé par un train alors qu’il se rendait au travail. « Au début de la vingtaine, j’ai aussi connu le réseau de la santé, car j’ai eu un cancer de la thyroïde. Et j’ai été marquée par le parcours spirituel et immigrant de ma famille chilienne. »

C’est beaucoup de vécu pour une jeune femme, mais Joëlle Anna St-Arnaud en a tiré un sens. « J’ai beaucoup cheminé à cause de mon parcours et cela m’a ouverte sur le cheminement des autres… »

Il y a deux ans, une collègue ISS proche d’elle a mis fin à ses jours. Ce fut une autre grande épreuve. Elle a alors quitté l’hôpital où elle travaillait pour faire le saut en pédiatrie. « Je n’étais pas certaine de tout l’engagement émotionnel en pédiatrie, mais j’aime ça », dit la mère de deux enfants.

Elle accompagne surtout les parents de très jeunes enfants. « Dans les cas d’accident, il y a beaucoup de culpabilité », ajoute-t-elle. Une mère de l’étranger qui a accouché au Canada de jumelles – avec beaucoup de complications – s’est montrée soulagée de ne pas être jugée. « Elle sentait que je la voyais comme une mère qui voulait le mieux pour ses enfants. Elle savait qu’elle pouvait tout me dire. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Joëlle Anna St-Arnaud, intervenante en soins spirituels

J’aime rencontrer les gens et leur parler de leurs valeurs dans ce qu’ils sont, sans rien imposer. Pour moi, écouter, c’est de la dignité.

Joëlle Anna St-Arnaud, intervenante en soins spirituels

Joëlle Anna St-Arnaud ajoute enfin que « la spiritualité, ce n’est pas juste dans la mort. C’est dans la vie de tous les jours et dans notre ouverture sur le monde ».

Les nombreux visages du deuil

Annik Bélanger abonde dans le même sens. Sur sa page LinkedIn, l’intervenante en soins spirituels du Bas-Saint-Laurent écrit d’ailleurs ceci : « Le deuil n’est pas nécessairement la mort d’une personne, mais aussi le choix de quitter une relation amoureuse ou d’amitié, de changer d’emploi, de prendre sa retraite ou tout autre changement qui amène à vivre de la douleur ou un sentiment de perte. »

Annik Bélanger travaille comme ISS dans un CHSLD et dans une clinique privée. Ce n’est pas comme femme qu’elle détonne comme ISS, dit-elle à la blague. C’est plutôt à cause de ses tatouages et de ses bottines DMartens.

C’est en travaillant dans le domaine de l’itinérance à Sherbrooke qu’elle a constaté à quel point les croyances sont des « ancrages » importants pour les gens. Après avoir étudié en sciences des religions, la mère de trois enfants voulait devenir aumônière en milieu carcéral, mais elle préférait l’approche non confessionnelle de l’intervention en soins spirituels.

Elle ne pensait pas aimer autant travailler en CHSLD. Ne plus être autonome dans sa maison, c’est un grand deuil, souligne-t-elle.

Récemment, elle a accompagné un homme athée dans le processus de l’aide médicale à mourir. Au fil de leurs discussions, ils ont fini par comparer le passage vers la mort à un saut en parachute. « Pour lui, cette image a fini par être rassurante. Il m’a demandé si j’allais l’attendre en bas. »

« J’aime parler de cœur à cœur. Aider les gens à faire du pouce sur ce qu’ils vivent et trouver du sens… »

Annik Bélanger raconte avoir vu une jeune athlète qui avait une maladie dégénérative et qui a perdu l’usage de ses jambes. Elle lui a parlé de la possibilité de faire du sport paralympique. Cela a allumé une lumière au bout du tunnel.

L’ISS voudrait par ailleurs que l’intervention en soins spirituels se fasse davantage auprès des jeunes.

PHOTO FOURNIE PAR ANNIK BÉLANGER

Annik Bélanger, intervenante en soins spirituels dans la région du Bas-Saint-Laurent

On parle souvent de santé physique et de santé mentale, mais on ne parle jamais de santé spirituelle.

Annik Bélanger, intervenante en soins spirituels dans la région du Bas-Saint-Laurent

Elle nous annonce d’ailleurs fièrement qu’elle prend part à un projet pilote dans sa région dans le cadre du tout nouveau programme gouvernemental Aire ouverte, qui vise à épauler les 12 à 25 ans. L’accompagnement spirituel des jeunes sera intégré aux services en santé mentale ou physique offerts dans le Bas-Saint-Laurent.

« Pour moi, c’est extraordinaire, conclut-elle. Il faut que la spiritualité soit davantage considérée dans la société. »

Lisez l’autre volet de ce dossier : Accompagner dans la souffrance