Photos de leur salon, photos de leur chalet, photos de leurs enfants. Jusqu’où les politiciens québécois sont-ils prêts à aller au nom des likes ? À partir de combien d’égoportraits a-t-on affaire à trop d’égoportraits ? Comment trouver l’équilibre entre le sérieux de leur fonction et le ton badin qu’appelle le web ? La Presse discute avec des représentants des quatre principaux partis provinciaux de leur rapport à Instagram.

« Instagram, c’est un bonbon que je me garde pour moi », lance Sonia LeBel au bout du fil.

Égoportraits en abondance, instantanés de ses excursions dans la forêt mauricienne, gros plan de la pièce de viande qu’elle a mangée au jour de l’An, célébrations souriantes du providentiel retour du vendredi (et de son occasionnel verre de vin), avalanche de mots-clics : la présidente du Conseil du trésor figure parmi les élus de l’Assemblée nationale les plus actifs sur l’application née en 2010, ayant pour principale fonction de publier du contenu visuel.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE SONIA LEBEL

Le fil Instagram de Sonia LeBel compte près de 9500 abonnés.

Si ses autres comptes (Facebook et Twitter) peuvent être alimentés, sous sa supervision, par des membres de son équipe, la députée de Champlain tient seule les rênes de son fil Instagram, qui rassemble 9491 abonnés et dont elle se sert afin d’ouvrir une fenêtre sur ce qu’elle appelle « l’envers du décor », autrement dit, son quotidien.

L’application aura aussi été pour elle un moyen de demeurer en contact, pendant la pandémie, avec les citoyens qui, lorsqu’ils la croisent, s’enquièrent de sa famille et de ses aventures de chasse. « Ça me permet de continuer ces conversations-là, à travers les photos, et aussi de m’amuser. » Bien qu’elle affirme prendre 90 % de ses photos elle-même, son conjoint accepte parfois de jouer le rôle d’« Instagram boyfriend », comme le veut la formule consacrée.

  • Sonia LeBel

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE SONIA LEBEL

    Sonia LeBel

  • Sonia LeBel

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE SONIA LEBEL

    Sonia LeBel

  • Sonia LeBel

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE SONIA LEBEL

    Sonia LeBel

  • Sonia LeBel

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE SONIA LEBEL

    Sonia LeBel

  • Sonia LeBel

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE SONIA LEBEL

    Sonia LeBel

1/5
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

À son arrivée en politique en 2018, celle qui avait été révélée au grand public dans son rôle de procureure en chef pendant la commission Charbonneau, savait pertinemment qu’elle aurait à assouplir une façade que l’on présumait rigide.

Oui, au début, mon Instagram m’a servi à casser cette image d’extrême sévérité, qui venait de mon claquement de doigts. Mais il n’y a pas de mise en scène sur mon Instagram, c’est ma vraie vie. Ma chainsaw, c’est ma vraie chainsaw.

Sonia LeBel

Elle ajoute que la scie à chaîne en question possède un prénom. « Mais je ne te le dirai pas, parce que tu vas l’écrire dans le journal ! », s’exclame-t-elle en riant. Chacun choisit là où il trace la limite entre le public et le privé.

Consultez le compte Instagram de Sonia LeBel

Entre sincérité et instrumentalisation

De toutes les plateformes où il est présent, Instagram est aussi celle sur laquelle Gabriel Nadeau-Dubois, « fan de hockey et de progressisme », est « le plus actif directement ». Mais lever le voile sur ce qu’il est lorsque les micros s’éteignent n’a pas toujours été une évidence pour le porte-parole de Québec solidaire.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE GABRIEL NADEAU-DUBOIS

Le fil Instagram de Gabriel Nadeau-Dubois compte plus de 45 000 abonnés

Je viens du monde universitaire, où la politique était strictement abordée du point de vue des idées, des arguments, des grandes théories. Quand je suis arrivé en politique, j’étais très réfractaire à parler de moi, je n’y voyais que des distractions people, qui nous éloignent des enjeux de fond.

Gabriel Nadeau-Dubois

Le député de Gouin, qui a 45 300 abonnés, a peu à peu assoupli sa position. Il a mis en ligne le 26 septembre 2021 une publication annonçant la grossesse de sa conjointe, qui répondait à tous les codes d’une photo du genre : main sur le ventre de madame, look décontracté, sourires épanouis.

« J’ai cheminé et j’ai accepté que lorsqu’on demande aux Québécois leur confiance, ce n’est pas niaiseux ou superficiel de montrer qui on est comme personne. […] La perception que les gens ont eue de moi comme quelqu’un d’arrogant n’est pas sans lien avec la retenue que j’avais à parler au je. »

  • Gabriel Nadeau-Dubois

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE GABRIEL NADEAU-DUBOIS

    Gabriel Nadeau-Dubois

  • Gabriel Nadeau-Dubois

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE GABRIEL NADEAU-DUBOIS

    Gabriel Nadeau-Dubois

  • Gabriel Nadeau-Dubois

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE GABRIEL NADEAU-DUBOIS

    Gabriel Nadeau-Dubois

1/3
  •  
  •  
  •  

Mais où la ligne se trouve-t-elle entre donner à voir qui l’on est et instrumentaliser son intimité ? Gabriel Nadeau-Dubois a publié en janvier (sur Facebook, cette fois) une photo de sa conjointe dans un lit d’hôpital (elle se soumettait à des tests de routine), accompagnée d’un texte dénonçant le surmenage du personnel médical et les conséquences du délestage, qui ont contraint le couple à revoir son plan d’accouchement.

« Pour moi, la ligne, c’est la sincérité. C’est de partager des réflexions qui sont les miennes et qui s’enracinent dans les expériences que je vis pour vrai. Ce que je ne ferais jamais, c’est de détourner des choses qui m’arrivent pour en tirer un profit, ou inventer des liens qui n’existent pas. »

Consultez le compte Instagram de Gabriel Nadeau-Dubois

Le temps qui manque

Malgré le soutien de leur entourage, la gestion des réseaux sociaux s’additionne à la longue liste de tâches qui incombent aux politiciens, observe Paul St-Pierre Plamondon, ce « passionné du Québec » et « entrepreneur en pays ». « Les médias sociaux finissent par empiéter sur tout le reste, parce que le défi, c’est de bien faire la déclinaison entre les trois médias sociaux, et ça, ça prend beaucoup de temps », explique-t-il, au sujet de Facebook, Twitter et Instagram.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE PAUL ST-PIERRE PLAMONDON

Paul St-Pierre Plamondon compte près de 4 000 abonnés sur Instagram

Exemple : le 13 février, le chef péquiste a publié sur Facebook sa prédiction pour le Super Bowl (une victoire des Rams par la marque de 34-17), a repris une version plus courte du même message sur Twitter et y allait d’un sondage en story sur Instagram.

  • Paul St-Pierre Plamondon

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE PAUL ST-PIERRE PLAMONDON

    Paul St-Pierre Plamondon

  • Paul St-Pierre Plamondon

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE PAUL ST-PIERRE PLAMONDON

    Paul St-Pierre Plamondon

  • Paul St-Pierre Plamondon

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE PAUL ST-PIERRE PLAMONDON

    Paul St-Pierre Plamondon

1/3
  •  
  •  
  •  

Mais en quoi est-ce le rôle d’un chef de parti, au Québec, de prédire publiquement l’issue d’une joute sportive américaine ? « C’est que ça parle de moi », répond celui qui a joué au football jusqu’au niveau collégial. « C’est une partie de qui je suis. »

Consultez le compte Instagram de Paul St-Pierre Plamondon

Révéler toutes ses facettes

La cheffe du Parti libéral du Québec, Dominique Anglade, partisane des Rams, a révélé le même week-end une vidéo très scénarisée dans laquelle elle plaque dans un corridor du parlement son collègue Enrico Ciccone, partisan des Bengals, une capsule dans laquelle il serait aisé de voir une tentative de créer de la viralité.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE DOMINIQUE ANGLADE

Dominique Anglade compte près de 10 000 abonnés

Regardez la vidéo

« Le sport, ça rassemble », plaide cette « maman d’un super trio », qui « aime le chocolat ». « J’ai un fils qui est un fan fini de football, alors, je me suis dit : on devrait faire quelque chose qui nous permet aussi de témoigner de cette camaraderie qui existe en politique, et qu’on voit moins. »

  • Dominique Anglade

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE DOMINIQUE ANGLADE

    Dominique Anglade

  • Dominique Anglade

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE DOMINIQUE ANGLADE

    Dominique Anglade

  • Dominique Anglade

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE DOMINIQUE ANGLADE

    Dominique Anglade

  • Dominique Anglade

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE DOMINIQUE ANGLADE

    Dominique Anglade

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

Je sais qu’il y en a qui vont dire : “Heille, elle est cheffe de l’opposition, ça n’a pas de bon sens qu’elle fasse ça”, mais dans la vie, on n’est pas sérieux 24 heures sur 24. On est des bibittes à différentes facettes et je pense que c’est important de toutes les montrer.

Dominique Anglade

Consultez le compte Instagram de Dominique Anglade

Le bon côté

Au-delà de la relation (ou du simulacre de relation) qu’Instagram leur permet de tisser avec l’électorat, cette tribune est aussi employée par Dominique Anglade, Gabriel Nadeau-Dubois et Paul St-Pierre Plamondon afin de commenter des enjeux, critiquer le gouvernement, défendre leurs idées. Longues vidéos de vulgarisation partisane, blocs de textes, captures d’articles de journaux : s’ils appâtent leurs abonnés avec du contenu léger, les politiciens espèrent que ces derniers demeureront attentifs au contenu plus substantiel.

« Les partis politiques ont la responsabilité d’utiliser l’ensemble des plateformes à leur disposition pour rejoindre les citoyens, surtout si on veut rejoindre les jeunes », croit Gabriel Nadeau-Dubois. « On est prompt à voir les mauvais côtés des médias sociaux, mais il faut se rappeler que les médias traditionnels aussi ont leurs angles morts. Dans un bulletin de nouvelles, j’ai 15, 30, 40 secondes maximum pour exprimer une idée. »

« Mais il ne faut pas perdre de vue que les médias sociaux, ce n’est pas la mission principale d’un politicien, conclut Paul St-Pierre Plamondon. Si l’Instagram d’un politicien est identique à celui d’un influenceur, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. »

Les frontières de l’intime

PHOTOMONTAGE LA PRESSE

Le 14 février dernier, Paul St-Pierre Plamondon reçoit un coup de fil de son équipe. D’autres politiciens avaient publié sur Instagram en matinée des photos de leur couple. Souhaite-t-il leur emboîter le pas ? Comme chaque fois qu’une situation du genre se présente, le chef du Parti québécois consulte sa conjointe.

« On se demande toujours jusqu’où on va et on tranche généralement la question en se disant qu’on met en ligne ce qu’on mettrait même si on n’était pas en politique. On ne va pas plus loin », fait valoir le père de deux enfants. Conclusion : ses 3921 abonnés ont vu apparaître dans leur fil une photo prise lorsque monsieur a proposé à madame de l’épouser.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM
DE PAUL ST-PIERRE PLAMONDON

Paul St-Pierre Plamondon et sa conjointe

Entre le sérieux et la légèreté, Sonia LeBel tente quant à elle de maintenir un équilibre, bien que son compte Instagram s’inscrive davantage dans le registre du quotidien que du politique. « Mais tu ne me verras pas sur une planche de paddle board », blague celle qui présente par ailleurs qu’à de très rares occasions ses enfants.

Mon critère, c’est : est-ce que je voudrais voir ça affiché sur un billboard le long de la 20 ?

Sonia LeBel

Elle confie soumettre parfois une photo aux jeunes membres de son personnel avant d’appuyer sur Publier. « Et quand je leur pose la question, c’est la plupart du temps parce que j’avais raison de douter. J’ai un filtre assez sévère. »

Malgré ces risques, la ministre croit fermement qu’il y a davantage à gagner qu’à perdre en invitant ses électeurs dans sa vie de tous les jours. « Les gens aiment s’attacher à leur député, ils aiment savoir qu’on les comprend, qu’on ne vit pas dans une tour de verre, qu’on n’est pas des robots. »

Et si elle publie autant d’égoportraits, c’est que c’est ce type de contenu qui suscite le plus d’engagement. « Je suis d’accord avec ceux qui trouvent que j’en mets beaucoup, reconnaît-elle en riant. J’essaie de casser ça, mais quand je mets une photo de paysage, les gens réagissent moins. »

Dominique Anglade montre pour sa part un peu plus souvent ses enfants à ses 9840 abonnés Instagram. Elle a publié le 7 février dernier deux photos de son fils, de dos, vêtu dans un cas de culottes courtes et dans l’autre d’une camisole, comme tant d’ados refusant de s’habiller convenablement pour affronter l’hiver.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE DOMINIQUE ANGLADE

Photo du fils de Dominique Anglade publiée
sur son fil Instagram

« Il sort en camisole, dehors, et il fait -16 ! s’exclame la députée de Saint-Henri–Sainte-Anne. Ça n’a aucun sens ! Pour moi, publier ces photos, c’est dire : “Est-ce que je suis la seule maman à vivre ça ?” »

« Comme ils n’ont pas choisi de faire de la politique, je ne veux pas les surexposer, précise-t-elle, mais ça fait aussi partie de qui je suis. Je vis le quotidien de n’importe quelle maman et je ne veux pas dénaturer qui je suis. Je veux montrer ce que je vis au jour le jour. »

Les dangers de s’exposer

PHOTOMONTAGE LA PRESSE

Être présent sur Instagram ? Voilà une bonne idée pour qui souhaite recueillir des votes. « Sauf qu’il est toujours important de rappeler aux politiciens que d’avoir un compte, ce n’est pas suffisant. Il faut savoir bien l’utiliser », pense la stratège en communication et directrice générale d’Edelman Montréal, Martine St-Victor.

Mais encore ? Bien utiliser Instagram signifie notamment de ne jamais perdre de vue que ces photos peuvent être reprises par les médias traditionnels. S’entourer d’experts en web 2.0 apparaît en ce sens primordial. Les partis politiques québécois ont d’ailleurs tous dans leurs rangs des attachés de presse spécialisés en médias numériques. Une équipe de deux employés au sein du cabinet du premier ministre administre les différents comptes de François Legault.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Martine St-Victor, stratège en communication
et directrice générale d’Edelman Montréal

Il faut aussi prendre garde, dit Martine St-Victor, aux messages secondaires qu’une photo peut envoyer. En janvier 2021, François Legault a lancé le mot-clic #tousensemblepourallermieux, en invitant les Québécois à témoigner des activités qui contribuaient à leur bonne santé mentale durant la pandémie. Certains membres de son cabinet, en répondant à son appel, ont par le fait même exhibé la somptuosité de leur demeure. Une vidéo du ministre André Lamontagne, derrière son piano à queue, était apparue particulièrement insensible à la promiscuité forcée à laquelle se voyaient confinées tant de familles.

Autre règle d’or : adapter son message à la plateforme que l’on utilise, et non simplement copier-coller les mêmes contenus dans différentes cases. Publier du texte sur Instagram ? Oui, mais parcimonieusement.

Et toute cette énergie finira-t-elle par porter ses fruits ?

Je vois Instagram comme un investissement, parce qu’on y trouve des gens qui ne sont pas encore en âge de voter, et des gens qui sont en âge de voter, mais qui ne se sentent pas interpellés.

Martine St-Victor, stratège en communication et directrice générale d’Edelman Montréal

Selon Statista, en décembre 2021, 18,3 % des utilisateurs canadiens d’Instagram avaient de 18 à 24 ans (contre 13,6 % pour Facebook), 33,9 % de 25 à 34 ans (contre 26,1 % pour Facebook) et 21 % de 35 à 44 ans (contre 19,8 % sur Facebook).

Authenticité construite

Le stratège en communication publique et politique Bader Ben Mansour souligne quant à lui que l’authenticité demeure une construction. « Même si on a tendance à penser que cette utilisation des réseaux sociaux est spontanée, elle est étudiée, réfléchie, contrôlée. Même lorsqu’on publie une photo de soi en train de faire la cuisine, on va faire attention aux détails. »

Porteurs d’espoir quant aux dialogues qu’ils pourraient ouvrir, les réseaux sociaux auront tôt reproduit les mêmes rapports de pouvoir que ceux qui gouvernent la proverbiale vraie vie. Dans un article publié en 2017 intitulé « Le rôle des médias sociaux en politique : une revue de la littérature », le titulaire d’un doctorat en communication publique de l’Université Laval a rendu compte d’un consensus scientifique selon lequel les personnalités politiques emploient ces outils de manière verticale, à des fins essentiellement de marketing. « Dans ce sens, Facebook et Twitter ont beaucoup servi aux acteurs politiques pour leur promotion et le contrôle de leur image », écrit-il.

Un candidat mal à l’aise avec l’idée de s’étaler la binette sur Instagram devrait-il s’y astreindre ? « Non », tranche le chercheur. « Le plus important, c’est toujours le contrôle de la communication. Si Instagram risque d’amener des dérapages communicationnels, il vaut mieux ne pas aller sur ce terrain. »