À la tête du cortège, une banderole sur laquelle on pouvait lire « sans vêtement pour un gouvernement transparent ». Comme musique, des centaines de voix qui scandaient à l’unisson « un peuple tout nu, jamais ne sera vaincu ». Le 3 mai 2012, les étudiants contre la hausse des droits de scolarité sont descendus dans la rue dans leur plus simple appareil. La première de quelques manifestations nues qui ont marqué l’imaginaire. La nudité est-elle un outil de protestation efficace ?

« J’en ai fait, des manifestations. Peut-être 20, 30 ? Sincèrement, je ne le sais plus. C’était super important pour moi. J’en parlais tout le temps », se souvient Justine Lafortune. La hausse des droits de scolarité « touchait directement ce qu’on avait envie de devenir », explique celle qui était alors en cinquième secondaire et qui fréquentait une école d’un quartier défavorisé de Montréal.

PHOTO FOURNIE PAR JUSTINE LAFORTUNE

Justine Lafortune avec un ami lors d’une manifestation du printemps érable

Militante engagée, la jeune femme a pris part à toutes sortes de protestations lors du printemps 2012. « Des manifestations plus agressives, d’autres hyper pacifiques, d’autres passives… », énumère-t-elle. À ses yeux, les manifestations nues s’inscrivaient dans cette exploration visant à trouver « comment on peut faire entendre sa voix ».

  • Manifestation dévêtue du 16 mai 2012

    PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

    Manifestation dévêtue du 16 mai 2012

  • Manifestation dévêtue du 16 mai 2012

    PHOTO EDOUARD PLANTE FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

    Manifestation dévêtue du 16 mai 2012

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Vulnérabilité et non-violence

À quoi ressemblait l’ambiance dans cette foule de grévistes dévêtus ? « C’était super différent. […] J’ai remarqué qu’énergétiquement, ce n’était pas la même chose », confie Justine Lafortune.

« C’est une manière qui expérimentait beaucoup la non-violence », poursuit-elle.

Lors de ces manifestations nues, les étudiants se sont placés dans un état d’« extrême vulnérabilité », souligne d’ailleurs l’essayiste féministe Martine Delvaux. « C’était comme s’ils disaient : “On est là devant vous et on est sans défense” », résume-t-elle.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Martine Delvaux, essayiste féministe et professeure de littérature à l’UQAM

Au-delà du symbole, les corps dénudés des étudiants et des étudiantes ont surtout attiré l’attention. « Ça frappe toujours l’imaginaire, une manifestation nue, peu importe la cause, c’est une des raisons pour lesquelles elles sont faites. […] C’est vraiment niaiseux, mais la nudité va attirer », souligne Martine Delvaux.

C’était une portion de la population qui n’était pas riche, qui mettait en péril ses études, ça suscitait des conflits dans les familles… […] De se dénuder, c’était comme une manière de symboliser littéralement cette mise à nu du compte en banque, cette mise à nu du parcours scolaire, cette mise à nu à plein d’égards.

Martine Delvaux, essayiste féministe et professeure de littérature à l’UQAM

La nudité, arme des Femen

Les grévistes du printemps érable ne sont pas les seuls à avoir eu recours à la nudité pour véhiculer leur message. Dans les dernières années, les Femen ont fait de leur poitrine dénudée une arme politique hautement médiatisée pour défendre les droits des femmes et dénoncer le patriarcat.

« Ce qui est intéressant dans le geste qu’elles posent, c’est qu’elles disent : “Vous voyez, les filles dénudées des affiches publicitaires descendent dans la rue. Vous n’avez plus droit au corps dans une lingerie fine qui va vous faire fantasmer, vous êtes devant des guerrières” », analyse Martine Delvaux.

Cette réappropriation du corps de la femme est un des éléments qui a attiré Neda Topaloski dans le mouvement. « On nous dit souvent que c’est vraiment choquant qu’on soit seins nus, mais pourtant, je vois tout le temps des femmes nues, depuis que je suis toute jeune et à toutes les sauces, mais c’est toujours dans un contexte sexuel », affirme-t-elle.

PHOTO PAUL CHIASSON, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Neda Topaloski

Mon corps peut être sexuel, oui, si je le choisis, mais ça peut aussi être un outil politique, un outil d’affirmation de soi, un outil de protestation.

Neda Topaloski, du mouvement Femen

Est-ce une arme efficace ? « Si l’on parle strictement au niveau de la transmission du message, je dois avouer que ça s’est révélé être assez efficace », répond la sociologue féministe Francine Descarries.

Neda Topaloski raconte d’ailleurs qu’à leurs débuts en 2008, en Ukraine, les Femen ont fait des mises en scène théâtrales en guise de protestation pendant environ deux ans. Résultat ? Peu de couverture médiatique. Une fois leur t-shirt enlevé, « le monde entier s’est mis à suivre le mouvement », soutient-elle.

Aux yeux de Francine Descarries, cette arme est toutefois un couteau à double tranchant. « Je pense que c’est se faire illusion que de penser que donner à l’autre ce qu’il veut regarder, c’est une arme efficace », dit-elle, bien qu’elle admire « le courage et l’audace » de ces jeunes femmes.

« Ce n’est pas du mauvais féminisme, c’est du féminisme conçu et pensé autrement », précise-t-elle.

« Quand on est militant ou militante, on use d’une multiplicité de tactiques. La nudité, c’est une des tactiques, mais ce n’est pas la seule », conclut Martine Delvaux.

« Jamais facile, être nue devant le monde entier »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Neda Topaloski lors d’une manifestation en marge du Grand Prix du Canada en 2015

S’habitue-t-on à manifester seins nus ? « On me dit souvent que je dois être à l’aise avec mon corps, que pour moi, c’est facile. Ce n’est jamais facile d’être nue devant le monde entier. Mais il faut que quelqu’un le fasse. Si ce n’est pas moi, ce sera qui ? », témoigne Neda Topaloski. La figure la plus connue du mouvement Femen au Québec a participé à de nombreux coups d’éclat, notamment en marge du Grand Prix de Formule 1 en 2015, où elle a été arrêtée et citée à procès. « Manifester, c’est désagréable, c’est inconfortable, on sait qu’on se met à risque. On sait qu’il y a énormément de dangers qui vont venir. En l’occurrence, si j’avais été reconnue coupable, j’aurais perdu énormément de libertés », dit-elle. Acquittée en 2017, elle a trouvé le processus judiciaire long et épuisant. Le mouvement Femen au Québec est moins visible depuis quelques années, mais il n’est pas mort pour autant. « On va revenir en force, ne vous inquiétez pas. »