Alors que psychologues et sociologues s’expriment fréquemment dans les médias sur l’amour et les couples, les voix philosophiques se font moins entendre à ce sujet. Pourtant, depuis l’Antiquité, on y a bien cogité. Petites réflexions en compagnie d’une enseignante de philosophie qui connaît bien la pensée du cœur.

« C’est sûrement l’entrevue la moins romantique que vous allez avoir ! », annonce Maud Gauthier-Chung, professeure de philosophie au collège Lionel-Groulx, qui a fouillé cette question dans le cadre d’un cours offert à l’UQAM.

D’emblée, plutôt que de le réduire à un simple sentiment, elle souhaite aborder l’amour comme « un monde de sens », maillé au fil de l’Histoire par des récits, des mythologies et des produits culturels.

Pour éclairer l’état contemporain du couple, l’enseignante remonte jusqu’aux racines occidentales de l’amour romantique, en nous conviant au Banquet de Platon, où le poète Aristophane déclame le mythe de l’Androgyne : les premiers humains, sortes de boules vivantes englobant deux fractions (homme-femme, femme-femme ou homme-homme), furent punis de leur arrogance par les dieux en étant séparés, et condamnés à errer en cherchant leur moitié perdue. Pour Mme Gauthier-Chung, cette mythologie de la quête de l’âme sœur, partie manquante avec laquelle on s’imbriquerait parfaitement, reste l’une des pierres d’assise culturelle de nos visions amoureuses. « Cette idée-là hante encore notre conception de l’amour. C’est une mythologie extrêmement puissante qui agite notre psyché collective », souligne-t-elle.

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Dans Le Banquet, Platon (figuré ici en statue) invite le poète Aristophane à narrer une ode à Éros, dieu de l’amour. Elle prendra la forme d’un mythe fondamental.

Cet idéal de l’amour-passion a traversé le temps en teintant récits et représentations, des textes médiévaux de l’amour courtois aux drames shakespeariens, où le coup de foudre se présente comme une sorte de phénomène mystique… auquel il faut ajouter du piment.

Dans ce genre d’histoires, s’il n’existe pas de difficultés réelles, on les invente. D’où le jeu du chat et de la souris dans la drague moderne, d’exaltation de la passion pour rester dans l’histoire de l’amour romantique.

Maud Gauthier-Chung, professeure de philosophie

Les penseurs ont continué de disserter sur le thème, de Blaise Pascal à Roland Barthes, qui s’est penché sur la fameuse mythologie de l’amour-passion. « En vertu de ce mythe, Barthes explique que le langage de l’amour est nécessairement vague. Quantifier ou qualifier l’amour, c’est déjà affaiblir l’expression du sentiment : on veut aimer et être aimé de manière atopique, c’est-à-dire sans classement, en vertu d’une singularité qui rendrait inclassable ; cette moitié manquante ne pourrait être personne d’autre », évoque l’enseignante.

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Le sémiologue Roland Barthes

Aujourd’hui, nos perceptions en seraient encore teintées, dans nos sociétés où le couple est brandi comme un but, un succès, une grande réalisation de vie ; une vision véhiculée, par exemple, dans la culture populaire, avec les vieux contes de Disney, les romans Harlequin ou une flopée de productions audiovisuelles où l’union fait la fin. Cette mythologie ne se cantonne pas à la psyché, mais s’immisce dans les structures sociales, explique Mme Gauthier-Chung, se matérialisant par exemple par des pressions familiales, ou encore des avantages fiscaux pour les duos officiels.

L’amour romantique écorché

Cette conception si prégnante depuis l’ère de Platon a fini par essuyer quelques flèches, et pas celles de Cupidon. « Sur la scène philosophique actuelle, on assiste à des remises en cause de cette mythologie du couple », constate l’enseignante, citant la psychologue et essayiste Esther Perel, ou les philosophes féministes Claire Chambers (Against marriage) et Manon Garcia, qui soulignent les pressions et injustices créées par une telle idéalisation. Certaines voix dénoncent également l’amour-passion comme « une érotisation des rapports de domination » (comme la féministe radicale Shulamith Firestone, auteure de l’essai La dialectique du sexe).

Le Suisse Denis de Rougemont avait déjà critiqué cette mythologie dès la mi-XXe siècle, posant qu’elle ne ferait qu’aboutir à la destruction de ceux qui y succombent. « Pour lui, ce qu’elle cache, c’est l’exaltation de la souffrance, et il y a une nécessité d’obstacles pour exalter la passion et continuer à souffrir ; l’ultime obstacle étant la mort, comme dans les grands récits classiques de l’amour-passion : Roméo et Juliette, Tristan et Iseult, etc. », indique Maud Gauthier-Chung, rappelant que passion vient du latin patio, signifiant « souffrance ».

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La philosophe pointe le fait que les influentes héroïnes de Disney ont beaucoup évolué, n’attendant plus le prince charmant. Ici, Mérida dans Rebelle (Brave).

Selon elle, ces remises en cause donnent lieu à des inflexions tangibles, notamment dans les façons de représenter l’amour — Disney, après s’être longtemps prélassé dans les histoires de coup de foudre, a fait évoluer ses mécaniques et ses héroïnes. Des réflexions s’enracinant dans le polyamour ou l’asexualité contribuent aussi à casser ce schéma dominant. Par ailleurs, elle discerne une revalorisation de l’amitié comme composante essentielle de la vie humaine, dépoussiérant les vues d’Aristote et de Montaigne, qui lui attribuaient plus de valeur qu’à l’amour.

« Je pense qu’on est en train d’assister à une sorte d’explosion, de diversification des récits sur l’amour, qui devraient beaucoup enrichir le “monde de sens” autour de lui », conclut Maud Gauthier-Chung.

Quelques ouvrages philosophiques sur l’amour

  • Le Banquet, de Platon

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    Le Banquet, de Platon

  • On ne naît pas soumise, on le devient, de Manon Garcia

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    On ne naît pas soumise, on le devient, de Manon Garcia

  • Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes

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    Fragments d’un discours amoureux, de Roland Barthes

  • Discours sur les passions de l’amour, de Blaise Pascal

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    Discours sur les passions de l’amour, de Blaise Pascal

  • L’amour et l’Occident, de Denis de Rougemont

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    L’amour et l’Occident, de Denis de Rougemont

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