On a beaucoup dit, surtout au début, que cette pandémie serait une course d’endurance. « Cette crise sera un marathon. » Je l’écrivais moi-même dans cette chronique, il y a plus d’un an. Le marathon n’est pas fini, et je ne suis pas le seul à me sentir las, démotivé et épuisé, comme au 37kilomètre d’un parcours qui en compte 42.

Il y a 10 ans, j’ai couru mon premier marathon, à Chicago. J’ai fait l’erreur d’arriver tardivement au départ. Je n’ai pas pu rejoindre mon groupe attitré et j’ai dû zigzaguer à travers une foule dense pendant des kilomètres avant de trouver mon erre d’aller, allongeant indûment ma course en perdant du temps précieux.

J’ai fait « trop de mauvaises erreurs », aurait dit le légendaire joueur et entraîneur des Yankees de New York Yogi Berra (à qui l’on attribue, à tort ou à raison, bien des citations). J’ai appris de mes erreurs, comme nous l’avons tous fait pendant cette pandémie. On ne peut pas tout prévoir. Certains obstacles sont inévitables.

Au marathon de Paris, j’ai dû abandonner en cours de route en raison d’une blessure à un genou. « Même Napoléon a eu son Watergate », disait Yogi Berra. J’ai été contraint de rentrer à l’hôtel en métro, avant la fin de la course. « Regarde, papa : le monsieur, il triche ! », a dit un jeune garçon, me désignant d’un doigt accusateur en me découvrant assis dans la voiture de métro. J’ai retiré mon dossard en douce, grimaçant de douleur et d’humiliation.

Je n’ai jamais plus souffert qu’au marathon de New York, que j’ai terminé de peine et de misère, en claudiquant le long de Central Park. Mon genou faisait de nouveau des siennes. C’était « déjà vu all over again », comme disait Yogi Berra.

Je n’ai plus mal au genou, mais je me sens ces jours-ci comme ce dimanche de novembre, il y a quelques années, à Manhattan. Souhaitant de tous mes vœux franchir enfin la ligne d’arrivée, découragé et à bout de souffle, même en sachant que j’y suis presque. À boutte de toutte.

À boutte de revivre constamment la journée de la marmotte – pas de métro-boulot-dodo –, toujours « perdu dans le même décor », comme dirait Jim Corcoran. À boutte de m’inquiéter des résultats scolaires de Fiston, dont la motivation a été plombée par l’enseignement à distance. Mais aussi à boutte de préparer des lunchs froids quand les gars sont à l’école.

Je me sens comme au marathon d’Ottawa, lorsque le « lapin » de 3 h 30 min (le coureur qui mène la cadence) m’a rattrapé au 32e kilomètre et que je n’ai pas été capable de soutenir son rythme. Au 37kilomètre, croisant par hasard mon beau-frère, frais et pimpant – il courait le demi-marathon –, j’avais la motivation dans les talons. « On observe beaucoup en regardant », disait Yogi Berra. Il aurait pu ajouter : et parfois, quand on se compare, on se désole.

Le coureur du dimanche a beau tenter de se convaincre que cinq kilomètres, au bout du compte, ce n’est pas grand-chose, il y a des kilomètres qui sont plus longs que d’autres. Celle-là n’est pas de Yogi Berra, mais de moi. À cinq kilomètres de la fin d’un marathon, le coureur du dimanche n’en peut plus de courir. Il rêve de se téléporter au fil d’arrivée. « Beam me up, Scotty », disait le capitaine Kirk. Je me sens comme à la fin d’un marathon qui n’en finit plus de finir.

À boutte de toutte. Même à boutte d’être à boutte. Je suis devenu irritable et impatient. Je m’exaspère moi-même à maugréer à propos de tout, de rien et de n’importe quoi.

À boutte du liquide visqueux dont on s’enduit les mains à l’entrée et à la sortie des magasins. À boutte d’être coincé sur la route, dans le trafic, par des chantiers sans ouvriers. À boutte de la température « ressentie » de 1 °C, au moment d’écrire les premières lignes de cette chronique, vendredi matin. À boutte de Netflix, dont j’ai l’impression d’avoir vu le bout.

À boutte de manger la même chose parce que je ne trouve pas l’énergie de cuisiner. À boutte de ne pas être en forme, de me traîner les pieds à la course, d’avoir le souffle court dans un escalier. À boutte d’avoir pris goût à ce nouveau mode de vie, à ce farniente, à ce quotidien sur le pilote automatique. À boutte de ne plus rêver, de projets, de voyages. « L’avenir n’est plus ce qu’il était », disait Yogi Berra.

Je n’ose imaginer ce que ressentent ceux qui ont de vraies bonnes raisons d’être à boutte. Ceux qui ont perdu leur emploi ou leur entreprise dans la dernière année, ceux qui vivent avec des séquelles ou qui vivent un deuil à cause de la COVID-19. À quel point doivent-ils être à boutte d’entendre des hurluberlus prétendre que cette pandémie est une vue de l’esprit, de voir des égoïstes refuser de se faire vacciner pour des raisons farfelues. Je suis à boutte des complotistes. Imaginez ceux qui ont perdu leur mère, leur sœur, leur frère ou leur père…

Sur le frigo, j’ai placé il y a quelques mois une photo. Celle de mon arrivée au marathon de Berlin. Une source de motivation à reprendre des habitudes de vie plus saines, après une année de laisser-aller. J’aimerais me sentir comme cet automne à Berlin, le vent dans les voiles, fendant la bise, me laissant guider vers la ligne d’arrivée dans un état de douce euphorie. Je me sens plutôt comme un Berliner ces temps-ci. C’est-à-dire pas comme un Berlinois, mais comme un beigne, ainsi que l’avait déclaré John F. Kennedy.

À Berlin, je suis arrivé mieux préparé, fort de mon expérience, évitant les principaux écueils. Mais comme pour chaque fin de marathon, j’ai cru que j’étais au fil d’arrivée alors qu’il me restait encore quelques dizaines de mètres à parcourir. Je me suis laissé berner par les structures gonflables, la foule agglutinée dans les gradins, euphorique. J’avais l’impression d’être arrivé à destination, mais c’était un leurre. On tend à l’oublier, mais la distance officielle d’un marathon est de 42,2 km, pas 42 km. « Ce n’est pas fini tant que ce n’est pas fini », disait le regretté Yogi Berra. Un homme qui, décidément, était bien sage.