Ébranlée par la pandémie, notre vie sociale a vu disparaître bon nombre de connaissances et d’amis occasionnels, happés par la suspension de certaines activités. Pourquoi des personnes que nous ne connaissons pas énormément nous manquent-elles autant ?

Les gars de la ligue de hockey, les collègues avec qui on avait l’habitude de s’attabler pour le dîner, la serveuse au bar du quartier, les membres du club de course ou de la classe de yoga, les parents des enfants avec qui fiston joue au hockey. Tous disparus. Ou mis sur pause pour un long moment. En chamboulant l’organisation de notre vie sociale, la pandémie a effacé tout un pan de relations amicales qui, bien qu’occasionnelles et circonstancielles, ne sont pas banales.

Martin Picard joue au hockey dans la même ligue de garage tous les jeudis soir depuis 10 ans, à Blainville. À trois contre trois, un seul vestiaire, les liens se tissent. Des gars de 28 à 55 ans, de professions différentes, qui sont unis par une chose : le hockey. « Les nouveaux pères de famille nous racontent leurs nuits blanches, les célibataires racontent leurs aventures sur les sites de rencontre et les hommes mariés écoutent attentivement ! », lance Martin Picard en riant.

Des discussions de vestiaire qui nourrissent des amitiés. « On a joué quatre parties à l’automne, indique Martin Picard. On était très contents de se revoir. Tout le monde s’ennuie. On ne se côtoie pas vraiment en dehors de la ligue. » Sauf une fois (pas au chalet), où quatre d’entre eux sont allés skier.

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Pour Martin Picard, les matchs de hockey du jeudi soir représentaient son « moment de socialisation ».

« Je suis célibataire, pas d’enfants, précise le hockeyeur du jeudi, qui est aussi enseignant d’éducation physique. Je suis seul à la maison. J’ai mon réseau d’amis, mais le hockey, c’était mon moment de socialisation. »

Après la partie, on regardait le match du Canadien avec un pichet de rousse et de blonde et on commentait notre game et la leur. C’est tout ça que j’ai perdu.

Martin Picard, joueur de hockey dans une ligue de garage

Michelle Poirier, elle, a perdu ses clients. Serveuse depuis 16 ans au bar Vices & Versa, établissement bien implanté dans le quartier montréalais de La Petite-Patrie, elle s’ennuie des habitués qu’elle connaît par leur nom et leur bière préférée.

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Michelle Poirier, serveuse au bar Vices & Versa

Il y a certains clients que je voyais presque trois fois par jour, tous les jours depuis 10 ans. Pour certains, on est une extension de leur salon. Un bar de quartier, c’est rendu ça. On appartient à Rosemont. On sert de ciment social. C’est super important pour la santé mentale.

Michelle Poirier, serveuse

Le hasard l’a amenée à en croiser quelques-uns sur la rue, « à deux mètres les uns des autres, la buée dans les lunettes et le masque dans la face ». Elle s’inquiète pour les autres. « Quand j’en vois un dans la rue, je me dis : oh my God, j’ai envie de le serrer fort avec sa grosse face ! C’est un cinq minutes d’énergie, de vitamines. De les regarder dans les yeux, de sentir leur énergie. Je sais que pour eux, je ne suis pas que Michelle la serveuse du Vices. Et je pense qu’ils ressentent aussi que, pour moi, ils ne sont pas juste des numéros qui paient. »

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Véronique Gareau-Chiasson et deux de ses trois enfants, Olive, 5 ans, et Léon, 2 mois, au parc La Fontaine

Mère de trois enfants présentement en congé de maternité, Véronique Gareau-Chiasson s’ennuie quant à elle des parents avec qui elle avait l’occasion de discuter, au parc, à la garderie, au centre communautaire.

La garderie coupe court aux conversations de corridors. Ça leur brise le cœur de faire ça, mais ils n’ont pas le choix. Au parc, je m’empêche d’aller vers les gens alors que c’est dans ma nature d’aller jaser avec les autres parents.

Véronique Gareau-Chiasson, mère de trois enfants présentement en congé de maternité

« On allait au centre communautaire tous les samedis pour des activités, ajoute-t-elle. On connaissait les autres familles. On prenait des nouvelles. Il y en a qui ont juste complètement disparu. »

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Andrée Le Blanc, psychoéducatrice retraitée qui s’entraîne au Centre Épic

Même constat pour Andrée Le Blanc qui, depuis le début de la pandémie, a perdu de vue ses « voisines de casier » du Centre Épic, où elle s’entraîne depuis de nombreuses années. Suzanne, Lise, Gisèle, Nicole, Francine : « Ce sont des femmes que je croisais quasi toutes les semaines. On en a eu des échanges au fil des années. Nos parents vieillissent, on prend des nouvelles. Nos enfants grandissent, on prend des nouvelles. Ainsi va la vie. Au fil des années, on en sait un peu plus les unes sur les autres. On fait preuve de solidarité. »

Même si on ne se fréquente pas en dehors du centre, ces liens-là ont une signification. Je ne compte pas sur elles si j’ai un pépin dans l’existence, mais dire quelques mots à l’occasion, ça fait aussi partie du soutien social qu’on donne et qu’on reçoit.

Andrée Le Blanc, psychoéducatrice retraitée qui s’entraîne au Centre Épic

L’intensité de ces relations varie, mais elles ont en commun d’avoir été grandement affectées par la pandémie, les moyens technologiques étant d’un maigre secours pour recréer ces contacts spontanés, souvent organisés autour d’une activité. On ne s’appelle pas, on ne se texte pas parce qu’on ne connaît souvent pas le numéro des uns et des autres et que, de toute façon, ce ne serait pas naturel.

« Mais ça n’enlève pas la valeur à ces liens-là, note Andrée Le Blanc. Sur le long terme, ils prennent un sens et ont une relative importance. »

Moins profondes, mais importantes

« Ces relations ne sont peut-être pas aussi profondes et engageantes émotionnellement et psychologiquement que d’autres, mais elles nous nourrissent quand même », souligne William K. Rawlins, professeur à l’Université de l’Ohio, spécialiste de la communication interpersonnelle et auteur de deux livres sur l’amitié.

Le sociologue américain Mark Granovetter a trouvé un mot pour définir ce type de relations : « weak ties » (liens faibles). Ce terme apparaît dans un article qu’il a publié en 1973 dans l’American Journal of Sociology, « The Strength of Weak Ties » (La force des liens faibles). Pour lui, les liens forts sont ceux que l’on a avec des amis proches alors que les liens faibles désignent de simples connaissances. Mais ces liens faibles peuvent être forts lorsque, diversifiés, ils permettent de pénétrer d’autres réseaux sociaux que ceux constitués par les liens forts et nous aider, par exemple, dans l’obtention d’un nouvel emploi.

Mais, au-delà de l’aspect utilitaire, ces relations sont bénéfiques à notre bien-être.

Elles sont importantes. Parce qu’il y a plus que les relations intimes et, ce que la pandémie nous a révélé, c’est qu’une partie de ce que nous sommes est faite de cet éventail de personnes que nous croisons en vivant notre vie.

William K. Rawlins, professeur à l’Université de l’Ohio, spécialiste de la communication interpersonnelle et auteur de deux livres sur l’amitié

« Être un humain, c’est en partie être reconnu par d’autres personnes, poursuit-il. L’une des choses les plus insensibles que vous pouvez faire est d’ignorer quelqu’un. Pendant que nous cheminons dans notre vie quotidienne, il y a des gens qui nous reconnaissent. À la bibliothèque, quand nous amenons notre enfant au parc. Nous nous reconnaissons, et cela fait partie de qui nous sommes. »

« Il y a différents étages dans les relations humaines, souligne Andrée Le Blanc, psychoéducatrice retraitée. Des très, très proches, des amis intimes, des collègues qu’on voit régulièrement (ou qu’on voyait !), ceux avec qui on fait équipe et les personnes occasionnelles, certains voisins. Je vois ça comme des cercles concentriques qui s’éloignent toujours un peu plus. Chacune de ces relations-là apporte quelque chose à l’existence. Dans le contexte de la pandémie, tous ces étages de relations sont ébranlés. »

Les nuances de l’amitié

Catégoriser l’amitié est un exercice complexe. Selon le professeur Rawlins, il existe plusieurs degrés à l’amitié et ceux-ci sont nourris par cinq éléments qui la composent : elle est choisie, personnelle (on choisit une personne pour qui elle est), mutuelle, empreinte d’affection et égale, c’est-à-dire que, « malgré leurs différences, les amis trouvent une zone dans leur relation où ils peuvent se traiter d’égal à égal ».

Par souci professionnel, Michelle Poirier s’efforce de ne pas franchir, avec ses clients du bar, ce qu’elle considère comme la ligne de l’amitié. Elle ne leur fait pas de confidences et refuse les invitations à un barbecue. « Mais ce n’est pas parce qu’il y a une distance qu’ils ne sont pas importants pour moi et que je ne suis pas authentique dans ma bienveillance et mon empathie », observe-t-elle.

Qu’adviendra-t-il de ces relations occasionnelles une fois le confinement terminé ? « Nous allons recommencer à croiser ces gens, nous allons nous reconnaître et nous allons reprendre là où nous avions laissé », prédit William K. Rawlins. Comme si rien ne s’était passé. Enfin, presque.