Lundi, 15 h 30. La sonnerie du téléphone retentit. Nul besoin de consulter l’afficheur, les futures interlocutrices ne savent que trop bien qui sera au bout du fil. Car cela fait plus de 25 ans qu’Elizabeth Côté et Thérèse Roy Garneau observent un rituel immuable : toutes les semaines, sans faute, les deux amies s’appellent le même jour, à la même heure, pour s’entretenir de leurs vies, pépier comme des pies, partager des fous rires et une amitié indéfectible.

Comme les aiguilles d’une horloge, Elizabeth et Thérèse mènent leur vie chacune de leur côté – l’une résidant à Baie-Comeau, l’autre à Québec – avant de systématiquement se croiser, même jour, même heure, par combiné interposé. Ainsi, chaque lundi, beau temps, mauvais temps, humeur sombre ou rayonnante, les deux femmes répondent présentes à l’appel de 15 h 30. Et s’il fallait tourner ces aiguilles à l’envers ou remonter le mécanisme de cette horloge, le tournoiement durerait longtemps : voilà 44 ans qu’elles ont noué leur amitié, quand Elizabeth a débarqué comme enseignante à l’école secondaire de Hauterive, sur la Côte-Nord, où Thérèse était secrétaire. « Ça a cliqué tout de suite », se souviennent les deux femmes. « Quand Elizabeth est arrivée, j’ai eu tout de suite le goût de mieux la connaître. Elle parlait bien… et beaucoup ! », souligne son amie.

PHOTOS FOURNIES PAR THÉRÈSE ROY GARNEAU ET ELIZABETH CÔTÉ

Thérèse Roy Garneau et Elizabeth Côté

Rapidement, elles partagent leurs activités, florilège de cinéma, théâtre, soupers, puis instaurent dès les années 1990 leur rituel d’appel téléphonique hebdomadaire, où elles peuvent étancher leur soif de conversation. Un rendez-vous devenu encore plus précieux quand l’enseignante a plié bagage pour Québec, en 2008. « Le lundi à 15 h 30, c’est sacré », énonce Elizabeth. Pourquoi ce jour et cette heure ? « On ne le sait pas, mais c’est de même et ça continue comme ça », répondent-elles en chœur.

Pour alimenter leurs dialogues, ce n’est pas le grain à moudre qui manque, entre les vies de famille et les activités courantes. Au menu des placotages téléphoniques : spectacles, restaurants, enfants et petits-enfants, confidences, vie quotidienne… et vacances lointaines. « C’est Elizabeth qui m’a donné le goût de voyager. J’avais visité le Canada, mais pas l’Europe », raconte Thérèse, qui y a depuis fait six voyages, découvrant la Russie, un rêve de jeunesse.

Dans les rares cas où l’une d’elles est indisponible le lundi, un petit réajustement est permis le dimanche ou le mardi. Mais elles ne raccrocheraient au nez de leur tradition pour rien au monde. « C’est mon cadeau de la semaine ! », lance Thérèse, octogénaire qui continue de mener, comme par le passé, une vie active et bien remplie.

Coup de fil au fil des crises

De nombreux fous rires ponctuent les conversations du duo, que l’on devine un tantinet espiègle ; autant de remèdes pour mieux traverser les périodes plus tumultueuses.

« Quand elle a des chagrins, quand des membres de sa famille sont à l’hôpital, j’essaie de l’encourager, elle aussi est au courant de tout ce que je vis. On s’aide l’une l’autre », confie Elizabeth, ayant appris qu’elle souffrait de sclérose en plaques au tournant du siècle (« Le bogue de l’an 2000, ce n’est pas mon ordinateur qu’il l’a eu, c’est moi », badine-t-elle, malgré une aggravation des symptômes dans la dernière année).

C’est très important, on se sent appuyées dans ce qu’on dit. Elizabeth est très courageuse, je l’encourage pour qu’elle conserve son beau sourire et son envie de vivre.

Thérèse

Le rituel téléphonique est devenu un soutien particulièrement précieux en temps de pandémie, Thérèse logeant, depuis la mort de son mari, dans une résidence pour aînées, le Château Baie-Comeau. « Elle mène une vie de châââteau, voyez-vous », taquine sa complice. « Avec la pandémie, c’était un triste château ! lui rétorque-t-elle aussitôt. On nous portait nos repas sans même nous parler. Les discussions au téléphone, c’était le seul contact que j’avais. »

Mais à l’heure où le monde entier s’est réfugié sur Zoom et les autres plateformes de visioconférences, ne comptez pas sur elles pour transposer leurs babillages sur l’internet. Thérèse n’a pas de ligne… et c’est très bien comme ça, juge-t-elle. Un bon vieux téléphone filaire, ça fait très bien l’affaire.

Au fil des appels et des cadrans, les aiguilles continuent ainsi de tourner, se croisant inexorablement chaque lundi. Et comme sur une horloge, l’une est légèrement plus grande que l’autre : Thérèse a soufflé 87 bougies, tandis qu’Elizabeth en compte 68. La première considère la seconde comme la fille qu’elle n’a jamais eue ; et inversement, Elizabeth voit Thérèse comme sa seconde mère. « C’est une amitié durable, j’aimerais qu’elle ne se finisse jamais. Je sais que je suis plus vieille qu’elle, mais je ne pense pas à ça, juste au lundi quand je lui raconte ce qu’il se passe dans ma vie, qui n’est pas un long fleuve tranquille. Ça m’aide à passer à travers, à déverser le trop-plein », philosophe la dame de Baie-Comeau. Quand on leur demande le secret de cette longévité amicale, le duo répond par une Sainte-Trinité personnelle (Thérèse confesse priser les prières) : « respect, confiance, amour ».