Si la mort et le deuil sont des réalités auxquelles personne n’échappe dans une vie, comment ces réalités sont-elles vécues dans le contexte d’une pandémie qui bouscule tous ces rites que l’on croyait intouchables ? Voici trois témoignages qui rendent compte de ce que des milliers de personnes ont vécu dans la dernière année.

Le deuil pandémique à l’étude

Quand j’étais enfant, j’aimais les funérailles. C’était l’occasion de voir vraiment la famille élargie, de rencontrer des oncles ou des cousines éloignés, et d’épauler les personnes endeuillées. J’ai vécu des cérémonies tristes à pleurer tandis que d’autres ont viré en party.

Peu importe l’ambiance, et même quand on y va à reculons, on se rend compte chaque fois qu’il s’agit d’un moment important. Pour les gens en deuil, il s’agit de rendre le défunt à la famille, à la communauté, et à la terre. C’est l’une des choses que l’on apprend en premier dans des funérailles : nous devons partager l’être aimé, puisqu’il ne nous appartient pas, ce qui signifie un peu partager sa douleur. Afin de retourner ensuite à la vie qui continue, malgré tout.

Il y a des tonnes de livres sur les différentes étapes du deuil, mais pas un seul ne doit contenir le chapitre « en temps de pandémie ».

La situation est à ce point exceptionnelle qu’elle fait l’objet d’une étude de Mélanie Vachon, professeure au département de psychologie de l’UQAM et chercheuse au Réseau québécois de recherche sur les soins palliatifs et de fin de vie. Dès le début de la pandémie, elle a suivi une cohorte de personnes endeuillées, environ 75 personnes qui ont perdu quelqu’un, et pas forcément de la COVID-19, mais tous ont en commun d’avoir subi cela dans un contexte inédit. Au choc de la perte s’ajoutaient le stress et les changements de vie de la crise sanitaire. Cette étude, intitulée « J’accompagne COVID-19 », vise à informer les intervenants de première ligne et documenter un phénomène nouveau : le deuil pandémique.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Mélanie Vachon, professeure au département de psychologie de l’UQAM et chercheuse au Réseau québécois de recherche sur les soins palliatifs et de fin de vie, est photographiée devant une toile produite à partir des récits des participants pour son étude sur le deuil pandémique.

« Ce n’est pas un deuil normal, a pu observer la chercheuse. Je refuse d’emblée de dire qu’il est pathologique, mais c’est nécessairement un deuil complexe et prolongé. Il est différent et plus difficile, pour toutes sortes de raisons : beaucoup de gens n’ont pas pu dire adieu à leurs proches, il y avait une impossibilité de commémorer, ce qui a augmenté la détresse des gens. C’est comme si le deuil ne pouvait pas s’entamer. »

Mélanie Vachon explique que pour être capable de faire son deuil, il faut intégrer la réalité du fait qu’une personne est morte. Or, depuis mars 2020, nous nageons dans une forme d’irréalité. « C’est comme si on essayait de comprendre une histoire, mais qu’il manquait des chapitres importants. On n’a pas pu être présent, on apprend le décès comme un choc, on ne peut pas faire des funérailles comme d’habitude… Une des choses qui m’ont bouleversée, c’est de constater à quel point les gens ont manqué de validation, au début. Il y a eu des paroles très inappropriées, quand beaucoup de personnes âgées sont décédées, des choses comme “elles seraient mortes de toute façon”. Pour les gens qui n’ont pas pu voir leurs proches dans leurs derniers moments, c’est extrêmement souffrant, une absence de validation de l’expérience du deuil. »

Une douleur en suspens

Non seulement le deuil s’est vécu dans une grande solitude en confinement, mais la difficulté d’organiser des funérailles a aussi étiré dans le temps un sentiment d’étrangeté et d’inachevé. « C’est vraiment un deuil en suspens, dit-elle. Tous les rituels du deuil sont super importants. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Mélanie Vachon

C’est une manière de mettre en scène le départ de l’autre. La mort est déjà un immense mystère ; le mystère est décuplé en temps de pandémie. On ne sait pas ce qui est arrivé, on n’a pas vu l’autre. L’humain a besoin de donner un sens à tout ça, et les rituels aident énormément.

Mélanie Vachon, professeure au département de psychologie de l’UQAM

« Les gens sont là pour offrir leur soutien, pour prendre une partie de la peine. Que ce soit religieux ou non n’est pas important », ajoute-t-elle.

Mais avec les directives de la Santé publique, qui exigeaient un nombre limité d’invités, du Purell, des masques et deux mètres de distance, nous avons même été privés de ce qui donne un sens aux funérailles, pense Mélanie Vachon.

Peut-on parler d’un traumatisme collectif ? Probablement. Il serait intéressant de suivre l’évolution de ceux qui ont perdu des proches pendant cette période, incompréhensible pour la plupart d’entre nous, à moins d’avoir connu la grippe espagnole. C’est pourquoi Mélanie Vachon garde contact avec ses sujets, et que son étude culminera en mars 2022, pour les deux ans de la pandémie au Québec, avec une commémoration à l’UQAM, où seront présentés un court métrage sur le deuil pandémique ainsi que des œuvres commandées à des artistes. « Il y a une sorte de deuil collectif à avoir autour de tout ça, d’où l’intérêt de commémorations collectives, qui reconnaissent la douleur des gens qui ont perdu quelqu’un, et surtout les circonstances dans lesquelles les personnes ont été en deuil. Ça mérite d’être reconnu pour ce que c’est. »

Consultez le site du projet « J’accompagne COVID-19 »

Perdre père et mère

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Debbie Cabana a perdu ses deux parents à quelques mois d’intervalle.

Debbie Cabana n’a pas vécu un, mais deux deuils pendant la pandémie, quand elle a perdu sa mère et son père, Ginette et Serge, à quelques mois d’intervalle, tous les deux de maladies dégénératives. Debbie et sa sœur ont traversé les vagues de la crise en CHSLD, et ont approché la mort avec des masques et tout l’attirail sanitaire.

PHOTO FOURNIE PAR DEBBIE CABANA

Debbie Cabana et sa sœur Josiane, avec leur père, Serge, devant les cendres de leur mère, Ginette

Pour sa mère, des funérailles ont pu être organisées, mais elle se souvient que la cérémonie était tout sauf habituelle, dans un des sommets de la pandémie, alors que personne n’avait encore eu de vaccin. « Ça s’est bien passé, mais les gens ont attendu beaucoup dehors, on ne pouvait être plus de 50 personnes, alors il y avait une file, raconte-t-elle. Tu ne peux pas prendre les gens dans tes bras, témoigner de ton affection, tu fais quasiment des tatas de la main et personne ne peut rester très longtemps parce que d’autres attendent dehors. Déjà que la situation est difficile, j’ai trouvé que la logistique autour enlevait de la pureté et du réconfort à l’évènement. L’esprit n’est pas 100 % consacré au recueillement. J’ai trouvé ça vraiment bizarre. »

C’est pourquoi Debbie et sa sœur ont préféré reporter les funérailles de leur père au moment où cela fera un an que leur mère s’est éteinte. Il y a aussi qu’elles ont été proches aidantes dans les dernières années, et qu’elles ont eu besoin de souffler un peu. Debbie Cabana ne cache pas qu’elle se sent fragilisée et craint de revivre le processus des funérailles. Ce qui lui fait ressentir de la culpabilité, car son père avait un réseau social extrêmement riche, explique-t-elle. « Il n’y avait pas plus “social bee” que mon père. On demandait aux gens de lui dire au revoir au téléphone, il ne s’est jamais plaint, mais il a mis sept jours avant de partir. On avait l’impression qu’il attendait sa gang. »

Ce n’est pas dans nos habitudes d’aller à des funérailles six ou huit mois plus tard. Je me pose des questions. Est-ce que les gens sont passés à autre chose ? Seront-ils là ? Je me demande comment ils vont vivre ça, je me demande si mon père serait déçu… Je suis déchirée entre la douleur et l’obligation de le faire pour pouvoir rendre hommage à mon père comme il se doit.

Debbie Cabana

Debbie Cabana avoue chercher encore du sens à tout ce qu’elle vient de vivre. « C’est épouvantable de perdre un être cher dans la pandémie. Ces gens-là n’avaient pas de visites, que le strict minimum, faire des adieux au téléphone est d’une cruauté incroyable. Aux funérailles de ma mère, il a fallu beaucoup expliquer ce qui s’était passé, car la mort a été invisible. Est-ce que les funérailles de mon père vont rouvrir une plaie, me ramener en arrière ? Je n’ai pas de lecture de tout ça, je n’ai pas de référence. Ce bout-là de la COVID, qui t’isole dans la maladie, dans le processus de deuil, et qui rend les rituels difficiles… Est-ce que ça veut dire que mon deuil va être plus long, que la douleur n’est pas toute réglée ? Je me questionne sur les conséquences à long terme. »

La peur de manquer l’ultime rendez-vous

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

La mère de Bertin Leblanc, Doréa, s’est éteinte seule à l’Hôtel-Dieu de Québec lors de la première vague de la pandémie de COVID-19.

La famille de Bertin Leblanc a été frappée de plein fouet par la COVID-19 dès la première vague. Sa mère, Doréa, qu’il décrit comme la star du 3Rang de New Richmond, a été l’un des premiers cas en Gaspésie au mois de mars 2020. Elle a été transférée d’urgence à l’Hôtel-Dieu de Québec où elle est morte seule. « Mon frère vit à Carleton, mes deux sœurs à Québec et moi à Paris, et nous étions tous sous le choc, se souvient-il. Le personnel hospitalier a joué le jeu, on a tous téléphoné, mais on entendait surtout la ventilation dans la chambre. Nous étions doublement ébranlés, tous séparés, tous confinés. Maman qui disparaît, l’impossibilité de se voir. »

La première vraie douleur, ç’a été que maman soit morte toute seule. C’est hyper violent. C’était le début d’un long processus de deuil, qu’on a inventé au fur et à mesure. On est une famille très soudée, on a renforcé les liens à coups de Zoom.

Bertin Leblanc

Et c’est par Zoom qu’une première cérémonie a été organisée, laquelle a duré deux heures, où tous ses proches ont pu lui rendre hommage. Mais il fallait des funérailles pour cette femme qui a vécu 50 ans au même endroit, pour que toute la communauté et ses amis puissent faire leurs adieux. Pour ça, il a fallu réserver l’église, le fossoyeur, un petit orchestre, la chorale et le curé, etc. La date a été fixée au 14 août dernier, le jour de l’anniversaire de Doréa.

Plus d’un an après sa mort, la famille croisait les doigts pour que le variant Delta ne fasse pas tout déraper et pour que tous puissent se rendre à ce dernier rendez-vous, Bertin Leblanc le premier, inquiet que les frontières ne ferment de nouveau. « Je n’ai jamais fait un voyage au Canada aussi stressé, admet-il. On voulait tellement réaliser ce moment. Je tremblais à la douane, avec mon certificat de vaccination et la frousse qu’on me dise d’aller me confiner… Quand ma sœur est venue me chercher, on a fondu en larmes. Ç’a été comme ça jusqu’aux funérailles. Mon frère a baptisé tout ça “l’aventure” ! »

PHOTO FOURNIE PAR BERTIN LEBLANC

La tombe de Dorea, mère de Bertin Leblanc, enterrée avec son conjoint Germain au cimetière de New Richmond.

Et peut-être que Doréa veillait sur ce beau monde, mais la cérémonie s’est déroulée à merveille. Une soixantaine de personnes ont pu se réunir à sa mémoire, car les funérailles, c’est aussi une vie que l’on célèbre. Doréa est ainsi allée rejoindre son mari disparu quatre ans plus tôt. « C’était hyper chaleureux et un grand soulagement. Le party après, de 2 à 80 ans, ça a fini en beauté. On allait se baigner dans la baie des Chaleurs, on prenait un gin, on jasait avec tel et tel, on a commandé de la pizza et du poulet rôti… C’était pour nous la première réunion familiale depuis deux ans. Et c’était festif et heureux, comme mes parents. »

Bertin Leblanc a pris conscience à ce moment-là de l’importance de ce rituel. « C’est fondamental. On ne s’en rend pas compte, mais quand c’est en suspens, c’est très étrange. On a l’impression qu’on n’a pas fait ce qu’on devait faire. La peine était là, mais de pouvoir célébrer ça avec les proches, il y avait aussi un soulagement. On a pu terminer un cycle, réunir notre père et notre mère. C’est extrêmement important, je crois qu’on n’aurait pas été en paix sinon. »

Perdre l’amour de sa vie

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Pierre Yergeau a perdu sa compagne Sylvie, qui combattait un cancer depuis 2013, en décembre 2020.

Sylvie, compagne de Pierre Yergeau pendant 25 ans, combattait un cancer depuis 2013. Mais quand ils ont compris l’automne dernier que la mort approchait, nous étions en pleine pandémie, ce qui a bousculé leurs plans pour sa fin de vie. Sylvie voulait aller dans une maison de soins palliatifs, mais il n’en était plus question, car les risques étaient trop grands que personne ne puisse être à ses côtés. Sylvie s’est éteinte chez elle en décembre 2020. « On avait beaucoup discuté de la mort, avec les enfants aussi, et on a passé une dernière semaine extraordinaire, ç’a été incroyable. Dans tout ce malheur, je me sens chanceux et fier aussi d’avoir pu faire ça. »

PHOTO FOURNIE PAR PIERRE YERGEAU

Pierre Yergeau et sa conjointe Sylvie

Une première cérémonie a été organisée rapidement dans une église, mais seulement 25 personnes pouvaient y assister, en respectant les mesures sanitaires, bien sûr. « C’est vraiment très embêtant, souligne-t-il. Parce que ça va vite, 25 personnes, mais ce n’est rien comparé à l’hôpital où c’est une personne à la fois, ce que je trouve inhumain. D’être dans la position de refuser des gens, c’est comme tirer à la courte paille. »

C’était moche de prendre cette décision, car c’est un moment tellement important dans la vie de chacun, et aussi des plus jeunes, pour qu’ils puissent comprendre c’est quoi, la beauté d’une vie, l’intimité d’une mort. Ce ne sont pas des choses qu’on peut et qu’on doit occulter, sinon, on passe à côté d’un très grand moment.

Pierre Yergeau

La mise en terre s’est déroulée six mois plus tard, ce qui a permis à plus de gens de s’exprimer, explique Pierre Yergeau, qui se dit aussi soulagé que Sylvie soit maintenant dans un lieu où il peut la visiter. « Mais je ne trouve pas que c’est une bonne idée d’espacer les cérémonies dans le temps. C’est comme si tu revivais deux fois la même intensité, le drame a toujours la même ampleur, ça revient aussi fort. C’est difficile pour certaines personnes, c’est presque trop. »

PHOTO FOURNIE PAR PIERRE YERGEAU

Pierre Yergeau, sa conjointe et leurs trois fils, une semaine avant la mort de Sylvie

Pierre Yergeau est encore dans la douleur, cela va de soi. Avec le recul, il estime que Sylvie et lui ont fait un effort « presque surhumain » dans les circonstances de la COVID-19. Ils avaient vécu le cauchemar d’une hospitalisation en pleine pandémie, quand il devait la voir « habillé quasiment en scaphandrier », résume-t-il. « La nuit avant sa mort, elle m’a dit : “On a réussi.” Ce qu’elle voulait dire, c’est que les enfants sont là, je vais mourir ici, on a réussi malgré la COVID à créer ce qu’il faut pour vivre ça. »

Parce qu’il y a de la vie jusqu’au bout, affirme Pierre Yergeau. « C’est ce qui est choquant pour les gens qui sont morts sans famille autour. On s’imagine qu’une personne est en train de mourir, mais tu vis jusqu’au dernier souffle. »