Les warp zones, ça vous dit quelque chose ? Ce sont de petits raccourcis cachés dans les jeux vidéo permettant de voyager dans le temps et l’espace. Et à en juger par le succès du rétroludique (retrogaming), les Québécois adorent y sauter à pieds joints pour retrouver la saveur pixélisée des années 80 et 90. Un mouvement multiforme qui ratisse au-delà de la simple nostalgie pour les héros en 2D. Analyse.

Le Québec a sans aucun doute un goût prononcé pour le jeu vidéo d’antan et ses mécanismes minimalistes, aux antipodes des poids lourds technologiques actuels toujours plus 4K. Un retour aux sources pas nouveau, mais fortement accentué depuis la crise du « mot en c », le magasin spécialisé Retro MTL tournant à plein régime depuis l’an passé. NES, Super NES, Megadrive, Atari… par console, émulateur ou application mobile, on renoue avec des personnages et décors sentant la boule à mites sur des plateformes tournant à 8, 16 ou 64 bits. À quoi carburent ces joueurs adeptes du rétroviseur ? À la nostalgie. Certes, mais pas seulement.

PHOTO MARC JOLY-CORCORAN, FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

Dominic Arsenault étudie de près le phénomène du rétroludique, ayant signé un livre décortiquant le cas de la SNES : Super Power, Spoony Bards, and Silverware.

« Le retrogaming est important pour plusieurs raisons », pose Dominic Arsenault, professeur agrégé au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal et spécialiste du jeu vidéo. « L’une d’elles est que les expériences de ceux qui ont joué aux jeux vidéo dans les années 1980 et 1990 ont été signifiantes pour eux. On veut les garder, les partager, s’y replonger, et de la nostalgie se crée. »

  • Le magasin Retro MTL est spécialisé dans les jeux d’époque.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Le magasin Retro MTL est spécialisé dans les jeux d’époque.

  • Ici, les titres récents côtoient leurs grands-parents.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Ici, les titres récents côtoient leurs grands-parents.

  • Les prix des jeux ont beaucoup augmenté l’an dernier. Ils varient cependant selon les tirages, la disponibilité et la demande des acheteurs. En ce moment, les consoles et jeux Nintendo 64 sont particulièrement prisés.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Les prix des jeux ont beaucoup augmenté l’an dernier. Ils varient cependant selon les tirages, la disponibilité et la demande des acheteurs. En ce moment, les consoles et jeux Nintendo 64 sont particulièrement prisés.

  • Les propriétaires voient passer des jeunes (parfois), mais aussi des nostalgiques (souvent), dont certains lorgnent les jeux Atari 2600.

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Les propriétaires voient passer des jeunes (parfois), mais aussi des nostalgiques (souvent), dont certains lorgnent les jeux Atari 2600.

  • Beaucoup de cartouches en banque !

    PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

    Beaucoup de cartouches en banque !

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Mais ce n’est pas qu’une question de dépoussiérage. Parfois, les économies s’invitent dans la partie : « Ça couvre vraiment large : les collectionneurs et les nostalgiques forment une partie de notre clientèle, mais beaucoup achètent une Xbox 360 ou une PlayStation 2 et leurs jeux parce que c’est plus abordable. Il n’y a pas vraiment d’âge non plus », constate Dominic Bourret, propriétaire de Retro MTL, qui voit autant défiler de jeunes enfants curieux de creuser le passé vidéoludique que des trentenaires nostalgiques ou… Gilles Valiquette, amateur de jeux Atari !

Autre aspect : les mécaniques de jeu se sont complexifiées et les manettes actuelles comptent désormais plus de boutons que le visage d’un ado : tutoriels touffus et habiletés aiguisées sont ainsi devenus la norme.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Dominic Bourret, propriétaire de Retro MTL

La simplicité du rétro, ça fait beaucoup pencher la balance. On se branche et on peut tout de suite commencer à jouer, avec peu de boutons sur la manette, simple de même.

Dominic Bourret, propriétaire de Retro MTL

Aussi, les jeux contemporains sont devenus longs (comme les cheveux d’un ado) et chronophages. « Les jeux de l’époque offraient un certain type d’expérience qui n’existe plus vraiment aujourd’hui, soit des jeux difficiles, mais pas impossibles, qui se prenaient en main rapidement et se finissaient vite une fois maîtrisés. Ce format n’existe plus vraiment, du fait de l’environnement commercial qui survalorise les jeux très longs à la rejouabilité quasi infinie », souligne M. Arsenault.

Retours en force : les meilleures ventes chez Retro MTL

Jeux
Les trois séries les plus demandées : Pokémon, Zelda et Mario

Consoles
Nintendo 64, GameCube et PS2

Accessoires
Manettes originales de GamecCube et N64, manettes au look rétro compatibles avec les consoles modernes

Le passé à tout prix

Le propriétaire de Retro MTL est formel : les prix du rétro ont explosé l’an passé. Mais la fourchette reste large : entre 5 $ et 2000 $ pour un jeu, selon sa rareté. « Un jeu comme Super Mario 3, commun et à très grand tirage, ça tourne autour de 20 $. Les franchises populaires, comme Mega Man ou Castlevania, ça peut être 50-60 $ », énumère M. Bourret. Côté consoles, on parle d’une centaine de dollars pour une NES (80 $), une Super NES (90 $) ou une Xbox 360, mais pas autant pour une PlayStation 1, moins populaire. La tendance du moment ? Nintendo 64 et Gamecube. « La génération qui a grandi avec ces consoles est sur le marché, ils ont de l’argent et achètent ce à quoi ils aimaient jouer quand ils étaient jeunes. Les PS2 se vendent bien aussi, elles sont abordables, les jeux aussi et le catalogue est vaste. »

Du neuf avec les méthodes d’antan

Le rétroludique ne se limite pas à ressusciter Mario, Mega Man ou Link dans leurs versions originales, émulées ou rematricées (remastered), mais s’affaire aussi à perpétuer un processus créatif et un choix esthétique, grâce à des développeurs passionnés produisant des jeux neufs avec des méthodes d’antan.

Au Québec, on trouve ainsi de petits studios indépendants comme Sabotage (The Messenger), Collectorvision (qui sort carrément des cartouches !) ou Tribute Games (Panzer Paladin). À coups de pixel art, ils ont récemment pondu héros et aventures « vieille école » généralement compatibles avec les consoles contemporaines, comme la Switch.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Jean-François Major, cofondateur de Tribute Games, explique que contrairement aux importants investissements exigés par les jeux modernes, ceux de naguère procuraient une expérience satisfaisante en 15 minutes.

« On a fondé Tribute Games en 2011 pour continuer à faire des jeux à pixels, c’est notre force et notre passion. À la base, on veut juste faire des jeux pour nous autres, et ça adonne qu’il y a un marché pour ça », explique Jean-François Major, un des cofondateurs – des anciens d’Ubisoft qui, au fil du temps, « ne se sentaient plus à [leur] place » dans le gros studio.

Cette année, il développe Teenage Mutant Ninja Turtles : Shredder’s Revenge, une suite dans l’esprit des précédents opus sur SNES. « On continue comme si rien n’était arrivé après les années 1990, c’est un nouveau jeu avec une autre histoire, basé sur nos mécaniques de jeu », indique M. Major. Des fonctions modernisées sont cependant ajoutées, comme le multijoueur en ligne.

« C’est comme une histoire alternative du jeu vidéo, où les développeurs considèrent que les années 1980-1990 sont un âge d’or, et font comme si l’histoire s’était interrompue au tournant de ces années et reprenait », expose Dominic Arsenault, précisant que certains jeux autrefois annulés, comme Nightmare Busters pour SNES, sont finalement sortis… 20 ans plus tard ! Warp zone, dites-vous ?

Le passé… et l’avenir

Mémoire vive

Les sauvegardes, dans un jeu vidéo, c’est important. Et c’est justement un défi de mémoire qui s’impose au monde vidéoludique où l’obsolescence continuelle tend à effacer le passé et les supports.

Le retrogaming, c’est une façon de confronter l’industrie du jeu vidéo à l’un de ses problèmes. Pendant des années, il n’y a eu aucune considération pour l’histoire interne du média, sa préservation. C’est un média éphémère, pensé pour être obsolète. On est toujours dans l’attente et la promotion du futur, mais jamais dans l’idée de préserver et garantir l’accès au passé.

Dominic Arsenault, professeur agrégé au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal et spécialiste du jeu vidéo

Autre préoccupation : le développeur Jean-François Major témoigne de la difficulté à embaucher des programmeurs maîtrisant le pixel art.

On observe toutefois la transmission de ce patrimoine par voie intergénérationnelle (de papa/maman à fiston/choupette, jouant ensemble) ou par les communautés (conventions, plateformes de diffusion comme Twitch). « Les jeux des années 1980 et 1990 ont été des œuvres importantes, canoniques. Comment fait-on pour les rendre accessibles ? Aujourd’hui, il y a une grosse vague de remakes et remasters, de jeux réédités et mis au goût du jour pour les faire découvrir à la nouvelle génération », nous console M. Arsenault, citant la récente réédition de Final Fantasy VII.

Lisez « Jouez à remonter le passé », notre reportage publié plus tôt cette année sur le phénomène des arcades à la maison.

Une ligne floue

Où est la frontière séparant le rétro du contemporain ? Variable selon les joueurs et leur âge, cette ligne est encore plus mouvante qu’un boss de niveau ; mais on la situe généralement à l’orée des années 2000.

Un rétro du futur ?

Une drôle de question demeure : le rétro a-t-il un avenir ? Les jeux PlayStation 5 d’aujourd’hui deviendront-ils les perles rares désuètes de demain ? Difficile de prévoir si le phénomène sera ponctuel ou épisodique. Mais déjà, l’universitaire note l’accélération technologique fulgurante qui coupe les jeunes générations des titres pionniers. « Les jeux des années 1970-1980 sont quasiment inaccessibles aujourd’hui en termes techniques, mais aussi culturels. Un jeune va trouver ça intéressant comme curiosité, mais il n’aura pas la patience, c’est difficile et très répétitif », indique celui qui entrevoit plutôt la perpétuation du patrimoine vidéoludique par la voie des rééditions de classiques.

PHOTO ISSEI KATO, ARCHIVES REUTERS

Les jeux époustouflants d’aujourd’hui seront-ils autant prisés par des nostalgiques dans 20 ans que les jeux actuellement considérés comme démodés le sont de nos jours ?