Notre vision d’une pelouse parfaite – d’un vert homogène et d’une symétrie irréprochable – semble encore tenir la route, aussi exigeante et peu écologique soit-elle. Des décennies de marketing ont visiblement réussi à créer un profond attachement pour ce tapis de verdure, toujours symbole de réussite et de propreté. Est-il temps de secouer cet héritage ?

Avertissement : vouloir laisser pousser sa pelouse de façon naturelle est une prise de position qui peut impliquer le jugement de l’entourage et les réprimandes de sa municipalité.

Il y a deux ans, un nouveau résidant de Sutton, dans les Cantons-de-l’Est, l’a appris à ses dépens. « Je venais de prendre possession de ma maison et j’avais des projets d’aménagement nourricier, raconte Jérémy Lloubes, qui souhaitait alors pouvoir évaluer les besoins de son terrain. Je voulais voir ce qui allait pousser naturellement, en laissant une chance aux espèces locales. »

À la fin de l’été, le jugement est tombé sous la forme d’une mise en demeure pour infraction au règlement d’urbanisme sur les nuisances… en pleine semaine d’action mondiale pour le climat. Cet article, vieux de quelques décennies, stipule que le gazon ne peut dépasser 30 cm sur le territoire suttonnais, un chiffre que certains peuvent qualifier de permissif, considérant que la longueur officiellement tolérée par d’autres municipalités ne dépasse pas 15, et même 10 cm.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le terrain de Jérémy Lloubes, tel qu’il s’est développé depuis deux ans

Ces restrictions sont limitatives aux yeux de cet informaticien des Cantons qui, dans la foulée de ses péripéties, a lancé une pétition pour moderniser le règlement municipal. L’opération a vite enflammé la communauté : pour ou contre l’herbe longue ? La crainte de voir dévaluer leur maison ou que s’installent des tiques et l’herbe à poux a été invoquée par certains. Les commentaires d’ordre esthétique ont aussi suivi. Somme toute, Jérémy Lloubes affirme néanmoins avoir reçu beaucoup de soutien.

Le citoyen a finalement trouvé un terrain d’entente avec la Ville en tondant des zones de son terrain qui sont plus visibles, à l’avant de son domicile, tout en laissant d’autres parcelles pousser librement, notamment sur une bande riveraine.

Je ne vois pas l’intérêt de tondre l’ensemble de mon terrain d’un demi-acre pour avoir un gazon parfait à la grandeur. Je trouve qu’au contraire, c’est une perte d’espace pour des choses qui pourraient être plus jolies et utiles sur le plan nourricier.

Jérémy Lloubes

Anoblir le pissenlit (et d’autres vilaines fleurs)

Depuis une dizaine d’années, la municipalité de Salaberry-de-Valleyfield travaille à faire évoluer les mentalités. Elle s’est investie dans le contrôle des pesticides et s’est employée à créer des aménagements urbains biodiversifiés qui mettent de l’avant des espèces indigènes. Chaque printemps, elle invite encore les citoyens à laisser les pissenlits et d’autres plantes monter en fleurs, plutôt que de les tondre.

Cette année, elle va plus loin dans ses démarches avec un projet-pilote visant à tirer profit des espaces gazonnés. « Ce sont des millions de mètres carrés qui sont gaspillés au profit de l’idée que notre société s’est faite d’une pelouse esthétique, c’est-à-dire homogène comme un green de golf, relève Magali Joube, conseillère en communications à la Ville. Notre objectif est d’encourager les citoyens à ne pas traiter leur pelouse et à y introduire plus de variété. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Chaque printemps, la ville de Salaberry-de-Valleyfield invite les citoyens à laisser les pissenlits et d’autres plantes monter en fleurs, plutôt que de les tondre, afin de favoriser la pollinisation.

L’une des portes d’entrée du projet est une armée d’enfants qui, dans différentes écoles du secteur, seront sensibilisés au sujet en classe, grâce aux outils pédagogiques fournis par la Ville. Ils recevront aussi des semences de trèfle blanc, d’achillée millefeuille et de lotier corniculé à épandre sur leur propre terrain ou d’autres zones ciblées.

La pelouse est une importante monoculture qui a besoin d’engrais et de pesticides pour survivre. On rentre ainsi dans un cercle infernal. En semant différentes variétés de plantes, on vient travailler la résilience de notre pelouse pour la rendre plus durable et plus belle.

Magali Joube, conseillère en communications à la Ville de Salaberry-de-Valleyfield

Malgré son approche progressiste, la Ville de Salaberry-de-Valleyfield affiche toujours un règlement qui limite à 10 cm la longueur des pelouses. Une contradiction surprenante, convient la porte-parole de la Ville, en ajoutant que ce dernier sera forcément appelé à évoluer. « Mais pour arriver à changer les mentalités, il faut aussi sensibiliser les citoyens. C’est un peu l’œuf ou la poule. On doit avoir une vision pour aller chercher l’adhésion. »

La pelouse parfaite serait-elle multicolore ?

La dictature de la pelouse parfaite est bien enracinée, et formatée d’un point de vue esthétique par des siècles d’horticulture. Les parterres royaux du château de Versailles, conçus par le plus célèbre jardinier de l’histoire, André Le Nôtre, ne toléraient pas les intrus. Un siècle plus tard, l’Anglais Capability Brown, autre pointure de l’horticulture, a réussi à imposer un style moins géométrique, plus naturel… où figurait toujours une pelouse bien broutée et verdoyante !

C’est ainsi que nos esprits ont été formatés pour assimiler l’image d’une pelouse luxueuse, confortable, bien entretenue et bien verte du point de vue de sa couleur, du moins. Adopté d’abord par la bourgeoisie, ce tapis homogène s’est ensuite démocratisé durant l’après-guerre pour être élu roi des banlieues. Une candidature bien appuyée par les vendeurs de semences, d’herbicides et de pesticides.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LA PÉPINIÈRE RUSTIQUE

Les fleurs attirent les pollinisateurs.

Aujourd’hui, en dépit de l’encadrement de l’usage des pesticides et malgré des campagnes pour renaturaliser les berges, le concept de la pelouse parfaite n’a pas encore mangé les pissenlits par la racine. Néanmoins, les temps changent, estime l’horticulteur et propriétaire de la Pépinière rustique, Benoit Bertrand, qui constate un intérêt grandissant pour ses semences indigènes, au cours des deux dernières années.

« Les gens sont tannés de tondre leur gazon et beaucoup considèrent que c’est une nuisance pour l’environnement. Évidemment, souligne-t-il, choisir d’adopter des pratiques plus écologiques ou de transformer son terrain pour créer un écosystème équilibré n’exclut pas la responsabilité de veiller à ce que le parterre soit bien entretenu. Elle n’élimine pas non plus une pelouse bien tondue, dont la présence est appréciable dans les zones de vie ou de circulation, ajoute-t-il encore. Diminuer son importance comporte toutefois des avantages évidents du point de vue de l’entretien, comme de l’environnement.

Différentes options s’offrent à ceux qui souhaitent se libérer de la tondeuse et participer à la création d’une autre image de la pelouse parfaite.