« J’aimerais ça me reconnaître une fois de temps en temps dans les médias, indique le comédien Alexandre Vallerand. J’aimerais ça pouvoir dire : lui, je connais sa vie. » Malgré des appels répétés ces dernières années pour une plus grande diversité et une plus grande inclusion, les artistes sourds et handicapés s’estiment encore sous-représentés en télévision et dans le milieu des arts en général, selon une étude réalisée par des chercheurs de l’UQAM pour le compte du Conseil des arts du Canada.

« Il y a des pas qui ont été faits, mais ils ne sont pas assez concrets pour qu’on les perçoive », déplore Alexandre Vallerand, l’un des participants à l’étude. Atteint de paralysie cérébrale, il s’est fait connaître en 2012 avec le rôle de Kevin Dufort dans 30 vies puis, deux ans plus tard, dans Prends-moi, un court métrage de fiction d’Anaïs Barbeau-Lavalette et d’André Turpin, sur la vie sexuelle des handicapés. « D’entendre quelqu’un qui parle ou qui bouge un peu plus lentement, il y a un malaise, encore aujourd’hui, et on ne veut pas l’avouer. »

Il y a quelques semaines, l’UQAM a dévoilé les résultats d’une étude menée par les chercheurs Véronique Leduc, Joëlle Rouleau et Mouloud Boukala ayant pour but de dresser le portrait des pratiques culturelles des artistes sourds et handicapés au Canada. Réalisée à l’aide d’une recherche documentaire et d’entrevues effectuées à l’été 2018 auprès de 85 artistes sourds et handicapés et travailleurs du milieu artistique dits alliés, l’étude a relevé des obstacles liés à la représentation culturelle, mais aussi au financement, à l’accessibilité des lieux et des documents en langues des signes, à la communication ainsi qu’à la diversité, l’équité et l’inclusion au sein des institutions culturelles.

« Des artistes sourds ou handicapés nous ont dit : on ne veut pas juste avoir accès à la culture capacitée, c’est-à-dire non handicapée, ou à la culture entendante. On veut aussi en faire pleinement partie », rapporte Véronique Leduc, professeure au département de communication sociale et publique de l’UQAM et première personne sourde à occuper un tel poste dans une université québécoise.

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Véronique Leduc, professeure au département de communication sociale et publique de l’UQAM

« C’est ce qu’on appelle la démocratie culturelle : la capacité de participer activement, pleinement, à la culture. Un des concepts pivots est l’autodétermination, c’est-à-dire que les personnes souhaitent participer à la manière dont elles vont enrichir les milieux culturels et aussi à la façon dont elles sont représentées. »

Selon Statistique Canada, un Canadien sur cinq a déclaré vivre avec une incapacité en 2017, soit une limitation concernant l’ouïe, la vision, la mobilité, la flexibilité, la dextérité, la douleur, l’apprentissage, la santé mentale, la mémoire ou le développement.

Une réalité qui se reflète peu à l’écran. « Il y a eu du progrès dans les dernières années, remarque toutefois Véronique Leduc. Cela dit, il y a encore une sous-représentation. Et aussi une représentation stéréotypée. Il y a eu quelques personnages sourds à la télé ou au grand écran dans l’histoire du Québec, mais souvent, ce sont des personnages qui sont un peu misérabilistes. Ce sont des conceptions qui sont limitées et limitantes. »

PHOTO FOURNIE PAR SYLVAIN GÉLINAS

Sylvain Gélinas, fondateur de Cinéall

Sylvain Gélinas, fondateur de Cinéall, entreprise de production vidéo qui offre des services de traduction et d’adaptation en langues des signes, constate que les personnes sourdes sont davantage présentes à la télévision américaine. « Aux États-Unis, il y en a plusieurs. Il y a eu beaucoup d’avancées depuis quelques années. » L’an dernier, notamment, la série Grey’s Anatomy a accueilli la Dre Lauren Riley, premier personnage de médecin sourd, interprétée par l’actrice Shoshannah Stern, qui est elle-même sourde. Au Québec, soulignons le rôle de la comédienne et animatrice Rosalie Taillefer-Simard dans l’émission Clash, qui a été diffusée sur les ondes de VRAK.

L’importance du récit

Au-delà de la simple représentation du handicap, il y a les histoires qui sont importantes. Que raconte-t-on et par qui ? Alexandre Vallerand cite en exemple la série humoristique Vestiaires, diffusée sur les ondes de France 2, qui met en scène des nageurs handicapés. Il a même écrit une pièce qu’il espère produire, inspirée du cinéma de Denys Arcand. Elle met en scène quatre amis dans la vingtaine, handicapés, qui se questionnent sur leur vie, leur avenir et les possibilités d’emploi. Mais le fardeau de la représentation ne doit pas venir que des artistes handicapés, selon lui. « Ce serait dangereux de penser que ça doit nécessairement être à la personne handicapée de s’écrire un rôle. »

Dans la fiche synthèse produite pour le milieu culturel, l’équipe de recherche de l’UQAM émet des recommandations, dont celles de développer une éthique de la représentation culturelle en incluant des personnes sourdes et handicapées dans l’écriture de scénarios et la validation des contenus.

Autre recommandation : « contrer l’appropriation culturelle » en embauchant des artistes sourds et handicapés pour interpréter ces rôles.

« La majorité nous a dit souhaiter pouvoir jouer ces rôles-là parce que, d’une part, il existe des acteurs sourds et handicapés, et d’autre part, quand on parle d’appartenance sociale, ce n’est pas la même chose que de jouer un concierge, expose Véronique Leduc. Des gens m’ont-t-ils dit : il faut être concierge dans la vie pour jouer un concierge à la télé ? Bien sûr que non, mais ici, il est question d’appartenance culturelle, notamment pour les personnes sourdes. De voir quelqu’un qui ne connaît pas vraiment la langue des signes jouer un rôle sourd, ça nous porte préjudice. »

Un exemple récent

La série policière Portrait-robot, offerte depuis quelques jours sur Club illico, met en scène la directrice d’une unité d’enquêtes qui est atteinte d’une maladie fictive qui s’apparente à l’ostéogenèse imparfaite (la maladie des os de verre). Cette femme, qui se déplace en fauteuil roulant, est interprétée par Sophie Lorain. Actuellement en tournage, la productrice et comédienne n’était pas disponible pour une entrevue. Mais, lors d’une rencontre de presse tenue la semaine dernière, la question de l’appropriation a été soulevée.

« Premièrement, le handicap dont il est question n’existe pas, il est inventé de toutes pièces, alors trouver un comédien qui peut jouer un syndrome inventé de toutes pièces, ça aurait été très difficile », a-t-elle répondu. « Il y aussi le fait que nous sommes dans des appropriations de toutes sortes quand on joue. Ça fait partie aussi du plaisir de pouvoir le faire. Rachel Graton [qui joue également dans la série] n’est pas bipolaire et portraitiste. Rémy Girard n’est pas sexiste et raciste. Les cadavres, il faudrait que ce soit des vrais morts. On n’en finit plus. Il faudrait arrêter ça bientôt. »

Sans commenter le cas spécifique de Portrait-robot puisqu’il n’a pas vu la série, Alexandre Vallerand soutient « qu’une personne sans handicap ne devrait pas être choisie pour ce genre de rôle parce qu’elle n’a pas vécu un handicap ».

Cela dit, il aimerait voir plus de personnes handicapées embrasser une carrière de comédien. « Je dis à ceux qui viennent me voir : allez suivre des cours de théâtre, allez faire votre place. Ça va des deux côtés. »

Il est difficile de savoir combien de comédiens sourds et handicapés mènent une carrière professionnelle au Québec puisque l’Union des artistes ne compile pas ce genre de données.

« Il faut afficher [le rôle], passer des auditions avec des sourds, croit Sylvain Gélinas. S’il n’y a vraiment personne qui fait l’affaire, que ça ne convient pas avec le casting, on pourrait prendre une personne entendante en s’assurant d’embaucher un tuteur en langue des signes québécoise (LSQ). »

À sa sortie du cégep, Sylvain Gélinas rêvait de faire du cinéma. Ayant besoin d’un interprète LSQ-français pour communiquer avec les personnes entendantes, il s’est souvent buté à des portes closes qui l’ont amené à mettre sur pied sa propre entreprise. « J’ai beaucoup de contrats, se réjouit-il. Mais ce rêve-là de cinéaste, je ne sais plus trop où il est rendu. »

> Consultez la fiche synthèse de l’étude menée par l’UQAM