Si vous cherchez Vincent Graton sur Facebook, vous ne le trouverez pas. Vous ne le trouverez pas non plus sur Twitter, une plateforme où il a pourtant déjà été très actif. Au début de l’été, le comédien et chroniqueur a supprimé ses comptes sur les réseaux sociaux.

S’il a choisi de se retirer, dit-il, c’est d’abord à cause de l’ambiance, du ton.

« C’est comme s’il y avait un clivage, comme si les gens ne sont pas capables de se rencontrer, de se parler, de s’écouter. Et je trouve ça malheureux. Parce qu’il peut y avoir un tel plaisir à échanger, même si nos opinions sont carrément diamétralement opposées », croit Vincent Graton, qui utilisait d’abord les réseaux sociaux pour défendre les causes qui lui tiennent à cœur : l’environnement et la lutte contre les paradis fiscaux.

La crise de la COVID-19 l’a amené à réévaluer ses choix, dont le temps qu’il passait les yeux rivés à son écran à échanger avec des gens qu’il connaît peu ou pas.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

« Quand on en sort, des réseaux sociaux, on se dit : ‟Tabarouète, j’ai lu un livre, cette semaine. J’ai lu trois livres.” C’est fou, mais c’est vraiment ça », dit Vincent Graton.

Non. Je veux reprendre ce temps-là pour écrire, pour lire, pour militer autrement, pour avoir du temps avec mes enfants.

Vincent Graton, comédien

Vincent Graton n’est pas le seul à avoir tourné le dos aux réseaux sociaux ces derniers mois. L’humoriste Arnaud Soly a aussi pris une pause l’été dernier, déplorant que les échanges hargneux laissent peu de place à la discussion. La comédienne Bianca Gervais aussi a pris du recul, tout comme la chanteuse Safia Nolin, le chanteur Émile Bilodeau et la chroniqueuse Manal Drissi, entre autres.

Valérie Sirois, animatrice radio et télé à ICI Estrie, fêtera ses 38 ans mardi. Dès minuit, après avoir savouré ses vœux d’anniversaire sur Facebook, elle compte relancer sa relation avec les réseaux sociaux sur de nouvelles bases, en se permettant de les consulter un jour par semaine, pas plus.

« C’est sûr que j’en ai besoin pour mon travail et que j’aime ça, mais est-ce que j’en ai besoin au point où je les utilise en ce moment ? Assurément pas », résume Valérie Sirois, qui a annoncé ses intentions sur sa page Facebook.

PHOTO ANNIE PAQUIN, FOURNIE PAR VALÉRIE SIROIS

Valérie Sirois, animatrice radio et télé à ICI Estrie

Quand j’écoute District 31, pourquoi est-ce que je me sens obligée d’avoir mon cellulaire dans mes mains et de regarder sur Facebook ? Pourquoi est-ce que je ne regarde pas District 31, that’s it, that’s all ? Je veux prendre le temps de prendre conscience de la vie, du quotidien. C’est aussi banal que ça.

Valérie Sirois, animatrice radio et télé à ICI Estrie

Et les échanges parfois acrimonieux — qu’ils portent sur la COVID-19 ou sur autre chose — ont aussi contribué au premier plan à ce besoin de recul. « Je n’ai pas besoin de ça », dit-elle.

Une tempête parfaite

Professeur au département de technologies de l’information à HEC Montréal, Pierre-Majorique Léger entend parfois des amis menacer de quitter les réseaux sociaux (menaces qui sont rarement mises à exécution, nuance-t-il en riant).

PHOTO FOURNIE PAR PIERRE-MAJORIQUE LÉGER

Pierre-Majorique Léger, professeur au département de technologies de l’information de HEC Montréal et codirecteur du Tech3Lab

Mais ce phénomène est peut-être anecdotique, dans la mesure où le nombre de Canadiens qui sont sur les réseaux sociaux est relativement stable [62 %].

Pierre-Majorique Léger, professeur au département de technologies de l’information de HEC Montréal et codirecteur du Tech3Lab

Si la pandémie n’a pas eu beaucoup d’effets sur le nombre d’utilisateurs, elle a en revanche eu un impact significatif sur le temps que les gens passent devant leurs écrans de téléphone ou de tablette, souligne le professeur. Le temps d’utilisation des applications mobiles a augmenté de 39 % au Canada en 2020. Les Canadiens passent en moyenne 3 h 30 min par jour à regarder un écran mobile, selon un rapport d’Emarketer.

Des ingrédients sont réunis pour créer une « tempête parfaite » sur les réseaux sociaux, estime Chiara Piazzesi, professeure en sociologie à l’Université du Québec à Montréal. D’abord, les gens, privés de leurs contacts sociaux habituels, se tournent davantage vers les réseaux sociaux pour prendre part à des discussions. Comme ils se sentent impuissants envers la pandémie, ils ont envie de s’engager comme citoyens en s’exprimant sur ce qui se passe. Enfin, dit-elle, beaucoup sont fatigués, épuisés, frustrés par cette crise qui se prolonge.

« C’est sûr que tout ça finit par exacerber une tendance déjà présente sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire une tendance à la démagogie, au populisme, à des discussions qui ne sont pas très civilisées, aux attaques personnelles, explique Chiara Piazzesi. Et on voit aussi beaucoup de gens, dont plusieurs sont de bonne foi, s’accrocher à de faux espoirs, de fausses nouvelles, de fausses lectures de ce qui se passe pour espérer s’en sortir. »

C’est justement en raison des fausses nouvelles sur la COVID-19 que Jules Couturier-Girard, 35 ans, a carrément cessé d’utiliser Facebook il y a un mois. Les argumentations s’y faisaient de plus en plus violemment, de plus en plus méchamment, dit-il.

« J’aime beaucoup argumenter. Peut-être un peu trop, des fois, dit-il en riant. Chaque fois que je voyais quelque chose passer, j’essayais toujours de rétablir les faits. Ça devenait lourd, à la longue. Au lieu de m’entêter là-dedans, de m’empêtrer là-dedans, j’ai préféré prendre du recul. »

Quel que soit le sujet de discorde, Vincent Graton déplore lui aussi un manque d’écoute généralisé, de part et d’autre. Et quand ça vient de quelqu’un qui partage les mêmes positions idéologiques que lui, ça l’affecte encore plus. « À partir du moment où chacun s’isole dans sa tour d’ivoire et voit tout le monde autour comme des ennemis, on ne peut plus dialoguer, se rencontrer. C’est ça qui crée des univers à la Trump », croit Vincent Graton, qui a vécu son retrait des réseaux sociaux comme une délivrance (et qui est aussi bien content de ne plus dépendre de ces plateformes contrôlées par les multinationales du Web, sauf pour l’application Messenger, qu’il a gardée).

L’« électrochoc numérique » qui a saisi nos sociétés a des conséquences « clairement négatives », convient le professeur Pierre-Majorique Léger, mais il rappelle une chose : d’autres conséquences sont très positives. « Je pense à mes parents. Le besoin de rester connecté, de sentir la présence humaine via le numérique, de voir ce qui se passe avec les petits-enfants au quotidien, c’est du positif. »

L’animatrice Valérie Sirois, qui se sent comme un poisson dans l’eau sur les réseaux sociaux, s’attend à ce que ce soit difficile de limiter son utilisation à un jour par semaine. « Ce sera un sevrage, en quelque sorte, dit-elle. Mais je suis prête à ça. Je suis solidement prête à ça. »