Isolés les uns des autres, contraints par les rigueurs du climat ou du territoire, les esclaves d’ascendance afro-américaine qui vivaient au Canada ne pouvaient organiser de rébellion comme l’ont fait les esclaves des colonies américaines ou des Antilles. Pour gagner leur liberté, de nombreux esclaves ont choisi la fuite. Une nouvelle exposition virtuelle s’intéresse à ces fugitifs oubliés.

À point nommé

Une exposition virtuelle sur un aspect méconnu de l’histoire des Noirs au Québec ? Ses concepteurs n’avaient pas prévu au départ qu’ils tomberaient aussi bien avec un projet parfait pour cette époque marquée par la distanciation physique et la question du racisme systémique. L’exposition Fugitifs !, signée par l’historien et rappeur Aly Ndiaye, alias Webster, a été présentée l’automne dernier au Musée des beaux-arts du Québec et devait être à l’affiche cette année au Musée des beaux-arts de Montréal – sa présentation a été reportée à une date encore indéterminée. Le projet avait attiré l’an dernier l’attention de la Commission des droits de la personne, qui a souhaité que son contenu soit accessible hors des musées. Lundi, à l’occasion de la Journée internationale du souvenir de la traite négrière et de son abolition, la plateforme « fugitifs.ca » a finalement été rendue publique. Selon la vice-présidente de la Commission, Myrlande Pierre, le projet s’inscrit dans le cadre de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine, évènement lancé par l’ONU en 2015 et auquel le Québec a tardé à contribuer, déplore-t-elle. « Mais j’ai rarement vu une conjoncture aussi favorable pour parler de ces questions. L’accent est actuellement mis sur les manifestations contre le racisme, mais le racisme découle de l’histoire coloniale. »

IMAGE FOURNIE PAR FUGITIFS. CA

Extrait de la Gazette du Québec du 14 mai 1767

Avis de recherche

Entre 1629, date d’arrivée d’Olivier Le Jeune, premier esclave africain au Canada, jusqu’à l’abolition formelle de l’esclavage en 1834, l’histoire de l’esclavage dans la vallée du Saint-Laurent s’étale sur 200 ans. Le nombre de 4185 esclaves répertoriés durant cette période est approximatif, et compte en majorité des autochtones. L’exposition s’attarde au tiers des esclaves afrodescendants vivant au Québec, et particulièrement à ceux qui ont fui la maison où ils étaient retenus. Car dans la Gazette de Québec, fondée en 1764, les propriétaires ont publié leurs avis de recherche. L’historien Webster et son équipe d’illustrateurs y ont ainsi trouvé les descriptions qui les ont guidés pour dresser le portrait d’une dizaine de ces fugitifs. Des descriptions physiques qui sont parfois dérangeantes à lire, empreintes de détails dégradants et caricaturaux, caractéristiques du racisme exprimé à l’époque. Comme celle d’André, « mulâtre », de « moyenne taille, fort vif et alerte », avec une bouche « extraordinairement grande, les lèvres grosses et les doigts croches ». Il était « au service » du tavernier montréalais Jacques Crofton, d’où il s’est enfui, le 3 mai 1767.

« La fuite est un acte de résistance à l’esclavage »

FOURNIE PAR FUGITIFS. CA

Joe, illustré par l’artiste Em

Il n’y avait évidemment pas de plantation de coton au Québec où étaient employés des centaines d’esclaves qui auraient pu se regrouper pour former une rébellion. « La fuite est un acte de résistance à l’esclavage », explique Webster. Deux jeunes esclaves de Québec, Nemo et Cash, ont emporté avec eux beaucoup de vêtements. André, lui, était en possession de faux papiers. Tous ces détails, note Webster, dénotent une préparation de la fuite, un acte prémédité. Et celui qui incarne le mieux pour lui cette furieuse envie de liberté et de résistance est Joe, qui se sera enfui une dizaine de fois entre 1773, première trace de sa présence chez un imprimeur de Québec, et 1790, date présumée de sa mort à l’âge de 34 ans. « Il était né en Afrique, donc probablement libre », dit Webster. « Il refuse visiblement son statut d’esclave et se sauve tout le temps. »

Histoire méconnue

Quand l’exposition a été présentée à Québec l’an dernier, il n’y a rien que Webster aimait mieux que de se mêler, incognito, aux visiteurs pour guetter leurs réactions. « Il y avait des soupirs, des “wow !”, des commentaires comme “j’avais jamais entendu parler de ça !” », se souvient-il, ravi. N’est-il pas parfois exaspéré de voir que ses concitoyens ignorent toujours qu’il y a eu de l’esclavage au début de la colonie, jusqu’à son abolition officielle, en 1834 ? « Je lève les yeux au ciel quand il s’agit d’historiens, mais pas pour le reste de la population », dit-il. « Moi aussi, je suis allé à l’université, et on ne m’a jamais parlé de ça. »

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