Quand est-ce qu’un chef blanc perd le droit de cuisiner une autre gastronomie que la sienne, que celle de la culture dont il est issu ?

En d’autres mots, quand n’a-t-il plus la légitimité de laisser la poutine ou le ragoût de pattes réinventé pour se lancer plutôt dans les shao mai cantonais ou la thiéboudienne sénégalaise ? La pastilla marocaine ? Le gaspacho espagnol ?

La question a été posée, récemment, à la suite des critiques dont a été l’objet le restaurateur Antonin Mousseau-Rivard, qui a décidé de relancer son Petit Mousso, durement ébranlé par le Grand Confinement, en le transformant, le temps d’un moment, en cantine coréenne.

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Antonio Park, du restaurant homonyme à Westmount

« J’ai reçu deux messages aujourd’hui nous accusant de racisme et d’appropriation culturelle face à notre pop-up Séoul Train », a-t-il écrit sur Facebook mardi dernier, après avoir lancé son projet. Interloqué, l’amateur de cuisine asiatique a choisi de retourner la question au grand public sur les mêmes plateformes. S’en est suivi un débat cacophonique comme on les connaît et une discussion au micro de Stéphan Bureau, à la radio de Radio-Canada lundi, où le chef a expliqué qu’il avait fait cela essentiellement pour faire partager ce qu’il aimait de cette cuisine asiatique inspirante, dont il ne prétend pas être spécialiste, mais qu’il allait sûrement réfléchir à tout ça. « Je peux comprendre d’avoir froissé certaines personnes. »

Fait intéressant mentionné par le chef : aucune de ces critiques ne semblait venir d’une organisation formelle de Canadiens d’origine coréenne. Ce n’est pas l’ambassade qui lui a écrit. Ni même le consulat.

Que penser de tout ça ?

J’ai appelé quelques chefs montréalais et américains d’origines diverses pour avoir leur son de cloche à eux. Je leur ai demandé s’ils trouvaient inacceptable ce menu d’inspiration coréenne signé Mousseau et ce qu’ils pensaient en général de l’appropriation culturelle en restauration.

D’abord Lilly Nguyen, Montréalaise, spécialiste en communication corporative et coauteure des deux livres de recettes vietnamiennes Baguettes et fourchettes. « Mais à qui appartient la cuisine ? », a-t-elle commencé par demander. « Pour moi, plus on partage, mieux c’est. »

C’est une tempête dans un verre d’eau. La cuisine, c’est fait pour être partagé.

Lilly Nguyen, spécialiste en communication corporative et coauteure des deux livres de recettes vietnamiennes Baguettes et fourchettes

Selon elle, il est préférable que tout le monde cuisine la cuisine de tout le monde.

Par contre, elle reconnaît qu’il est important de bien s’instruire pour connaître les cuisines du monde. Toujours s’améliorer. S’y intéresser pour vrai. Et accorder à toutes autant de soin et d’importance.

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Ped Phimphrakeo, copropriétaire du restaurant de cuisine japonaise Jun-I

Ped Phimphrakeo, copropriétaire du restaurant de cuisine japonaise Jun-I, croit lui aussi que le but de tous devrait être de faire avancer la connaissance des différentes cultures culinaires. Selon lui, le problème est ailleurs. Non pas dans l’origine des gens qui préparent la cuisine, mais plutôt du côté du respect des techniques. Il le voit quand il va dans des restaurants de sushis où des cuisiniers d’origine chinoise ou vietnamienne ne suivent pas toujours les règles de l’art.

Appel aussi à Antonio Park, du restaurant homonyme à Westmount, qui cuisine autant coréen que japonais ou argentin. Lui aussi trouve que cette histoire ne rime à rien. « Les gens ont trop de temps », dit-il. « Et à la fin, on est tous des Canadiens. »

En ces temps difficiles pour les restaurants, le chef croit qu’on devrait se consacrer à aider, pas à critiquer.

J’ai ensuite fait quelques appels en Californie, où de telles discussions ont cours depuis longtemps.

« C’est OK de rendre hommage aux autres cultures culinaires », m’a dit le chef David Lee, associé chez Namu Gaji. « La conversation doit ratisser plus large », dit-il.

Le vrai problème, ce n’est pas que des chefs non asiatiques aiment les techniques et les saveurs asiatiques et veuillent les intégrer. Au contraire.

Le problème, explique Lee, c’est que lorsqu’un chef blanc « enrichit » son répertoire avec ce savoir venu d’ailleurs, c’est moderne, c’est progressiste, c’est avant-gardiste. Pendant ce temps, un ou une chef d’origine asiatique fait la même chose dans sa cuisine, mais ce n’est pas spécial parce que c’est attendu de lui ou d’elle.

Autre problème : les étiquettes asiatiques mises partout sur tout ce qui a été préparé par un chef d’origine asiatique, alors que le chef blanc n’a pas d’étiquette. C’est la norme. On ne mettra jamais en marché le « hamburger blanc » alors qu’il y aura bien des hamburgers « à la japonaise » ou « à la coréenne » ou carrément « à l’asiatique », peu importe ce que ça signifie.

Tanya Holland, à Oakland, cuisine quant à elle de la cuisine du sud des États-Unis. « En Californie, on aurait probablement demandé à votre chef : ‟Pourquoi vous faites de la cuisine coréenne ?” Il y a un gars en bas de la rue qui en fait déjà, de l’authentique. »

Mais elle ne croit pas qu’il y ait de barrières étanches entre les cultures, cela dit, si les chefs ont une connexion – du temps passé dans un pays étranger, un conjoint, une formation – avec la culture dont ils épousent la gastronomie.

En outre, elle aussi croit qu’il y a des problèmes plus vastes dont il faut parler, notamment du fait que les différentes cuisines ne sont pas toutes mises sur un pied d’égalité.

Mon opinion ?

Je suis tout à fait en faveur des fusions culturelles, des échanges, des emprunts, en gastronomie.

Le problème est ailleurs.

Le problème, c’est la dissolution des connaissances culinaires, c’est le manque de respect pour des savoir-faire construits minutieusement pour respecter les gens et les ressources. 

Le problème, c’est quand de grandes sociétés gagnent des quantités folles d’argent en utilisant des étiquettes, des noms, qui appartiennent aux artisans et aux cuisiniers et cuisinières qui ont créé des recettes pas toujours protégées par des appellations contrôlées ; le problème, c’est le sous-emploi dans certains groupes racisés dans le monde de la restauration, c’est la discrimination, c’est le manque d’accès aux écoles de cuisine puis aux meilleurs postes, pour les étudiants issus de groupes ostracisés. Le problème, c’est quand les palmarès de la restauration finissent par toujours célébrer les mêmes chefs masculins blancs offrant les mêmes types d’expériences en restauration. Ce qui fait que ce sont toujours les mêmes qui ont droit aux investissements qui leur permettent de s’améliorer et de perpétuer ce cercle vicieux.

Le problème, c’est qu’au lieu de parler de tout ça, d’argent, de pouvoir, d’injustice, on préfère débattre de qui a le droit de faire du kimchi ou du bi bim bap.