Quand on parle de l’anthropocène, on veut généralement décrire – et déplorer – l’avènement d’une ère géologique marquée par l’influence de l’homme sur le climat. Vybarr Cregan-Reid, lui, voit les choses d’un autre œil : dans son livre Prêts pour l’Anthropocène ?, l’écologiste de l’Université du Kent se penche sur l’impact de la civilisation sur le corps humain. La Presse s’est entretenue avec lui.

Quelle est la genèse de votre livre ?

Mon dernier livre portait sur le jogging et l’environnement. Je mentionnais brièvement la cause des blessures si fréquentes des coureurs. Pour bien courir, il faut un corps du paléocène, mais la plupart d’entre nous avons un corps de l’anthropocène. Je courais un jour et regardais la ville de loin. Je me suis rendu compte qu’on avait beaucoup écrit sur la manière dont l’humain change la planète, mais rien sur la manière dont la planète change l’humain.

Les changements que vous décrivez sont-ils survenus au fil de millénaires, soit depuis l’apparition de l’agriculture ?

Pas seulement. Je parle aussi de changements survenus depuis les dernières décennies. Notre acuité visuelle, par exemple. Il y a plus de myopie qu’avant. Et c’est un changement qui s’accélère depuis 10 à 20 ans. En 2001, un sondage avait calculé que les Américains ne passaient que 7 % de la portion diurne de la journée exposés à la lumière naturelle. Et c’était avant Netflix, les réseaux sociaux et le jeu électronique en ligne.

Pourquoi y a-t-il plus de changements en Asie qu’en Occident au niveau de la myopie ?

J’ai fait un documentaire pour la BBC sur la manière dont la vie moderne modifie notre corps. Pour la figure et la vision, j’ai été à Singapour, qui est aux premières loges, en Asie, au chapitre des changements qui modifient le continent, avec la vie dans des gratte-ciel et une passion pour le magasinage, en ligne dorénavant. Il est très rare que les enfants soient exposés à la lumière extérieure naturelle. C’est aussi un continent où la plupart des cultures sont très concurrentielles en matière d’instruction. Mais dans son ensemble, la moitié de la population mondiale sera myope en 2050.

Les changements qu’apporte l’anthropocène à notre corps sont-ils tous négatifs ?

En tant que chercheur, je ne vois rien de manière négative ou positive. J’observe. Mais il y a même pour le profane des zones de gris. Nous sommes plus myopes, mais plus grands, et nous avons fait d’immenses progrès au niveau de la mortalité infantile, par exemple. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, à peine la moitié des enfants dépassent l’âge de 3 ans. Dans la plupart des économies modernes, seule une petite fraction de 1 % des bébés ne se rendent pas à la maternelle.

Est-ce qu’on pourrait considérer que l’anthropocène a aussi eu un impact sur la psychologie humaine, par exemple avec les mouvements d’égalité entre les sexes et la justice raciale, qui s’opposent à la loi de la jungle où les plus forts gagnent et où on rejette les individus qui ne font pas partie du groupe majoritaire ?

Il est certain que l’anthropocène a eu un grand impact sur la psychologie et la santé mentale. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, on n’a pas ces distinctions rigides en matière d’orientation sexuelle et la notion de consentement sexuel n’existe pas vraiment. Il faut faire attention aux a priori du monde moderne, à ce que nous considérons comme normal. Pour ce qui est des revendications pour l’équité entre hommes et femmes, et la justice raciale et la condamnation du racisme, je dirais que l’influence majeure a été le capitalisme, avec son accent sur l’individu, et le climat politique qui en découle. Cela dit, la seule raison pour laquelle l’homme est présent partout sur la planète est qu’il a toujours migré. Notre espèce est en ce moment plus statique que nous ne l’avons jamais été.

Êtes-vous conscient que votre utilisation du terme « anthropocène » est atypique ?

Imaginez que l’impact des humains sur l’environnement est similaire à un ballon qui rebondit sur le mur. Quand nous attrapons le ballon, il nous affecte aussi.

N’avez-vous pas peur que certains utilisent votre livre pour diluer la campagne de prévention des changements climatiques liés à l’anthropocène ?

Mon Dieu, non, ce n’est pas du tout ce que je souhaite. Je pense qu’explorer le corps anthropocène nous permet de réfléchir à l’ampleur des changements liés à la civilisation.

Extrait

« À l’âge de 16 ans, le corps humain caractéristique de l’anthropocène aura appris à rester assis sans bouger pendant de longues périodes. Par ailleurs, du fait de cette immobilité intégrée pendant si longtemps, l’enfant souple, énergique et agile qui était entré à l’école-usine sortira avec un corps dont l’amplitude de mouvement sera plus limitée dans beaucoup de ses articulations et de ses membres. »

IMAGE FOURNIE PAR MULTIMONDES

Couverture du livre Prêts pour l’Anthropocène ?, de Vybarr Cregan-Reid

★★★

Prêts pour l’Anthropocène ?, de Vybarr Cregan-Reid, Multimondes, 431 pages