De loin, ce n’était pas clair s’il s’agissait d’effusions spontanées entre amis ou d’une altercation entre deux étrangers. Plus on se rapprochait, plus on constatait que la discussion n’avait rien d’amical.

Un homme dans la cinquantaine, à vélo. Une femme d’environ le même âge, à pied. Le ton qui monte. Un adolescent, témoin de la scène. J’ai cru comprendre, en m’approchant, qu’il s’agissait d’une dispute sur qui aurait dû céder le passage à l’autre.

C’était en début de semaine, au milieu de la soirée. Nous marchions avec Fiston vers le nouveau campus MIL de l’Université de Montréal, dans l’ancienne gare de triage du CP, qui relie Outremont et Parc-Extension. Un magnifique exemple d’architecture urbaine, avec ses édifices de verre, sa vue sur le mont Royal… et ses grandes rampes d’accès.

Il est clairement indiqué que les cyclistes doivent emprunter ces rampes à pied, leur vélo à leur côté. Or, l’homme prétendait que la femme aurait dû emprunter l’escalier plutôt que de lui bloquer l’accès. Il avait tort, elle avait raison. Il n’en avait rien à cirer, il criait le plus fort.

Au moment où nous sommes arrivés à leur hauteur dans l’escalier, à quelques mètres de distance, je l’ai entendu crier : « Putain, tu devrais t’éduquer ! L’école, c’est gratuit ici ! » J’ai vu rouge. À l’insulte sexiste, il avait ajouté ce commentaire raciste qui visait les origines africaines de la dame. Elle a tourné les talons. Elle n’en revenait pas.

« Monsieur, on ne parle pas comme ça à une femme ! On ne traite pas une femme de putain ! Descendez de votre vélo ! ai-je crié à mon tour.

– Toi, ta gueule ! Mêle-toi de tes affaires !

– Descendez de votre vélo, monsieur ! »

Il a déguerpi. J’étais furieux. Je sentais mon pouls s’accélérer. Nous sommes revenus sur nos pas, nous assurer que la dame allait bien. Elle parlait avec l’adolescent, sous le choc. Elle nous a fait signe que ça irait. « Il y a des gens qui devraient se faire soigner ! »

PHOTO CHUCK ZLOTNICK, ASSOCIATED PRESS

J’ai mis un peu de temps à décolérer. Je regrettais de ne pas avoir pu poursuivre la conversation avec cet homme, pour lui dire ses quatre vérités. Je me repassais en tête ce que je lui aurais dit. Je me demandais si j’aurais eu assez de sang-froid pour rester poli.

Je me demandais aussi si j’avais bien fait d’élever la voix comme ça, devant mon fils de 14 ans. Puis j’ai pensé que la veille, nous avions regardé une énième adaptation cinématographique de Spider-Man qui, sous ses airs de divertissement écervelé, pose un certain nombre de questions éthiques pertinentes. À commencer par celle-ci : doit-on intervenir devant un comportement jugé inacceptable ?

Il y a différentes versions du récit des débuts de Peter Parker dans le rôle de Spider-Man. Essentiellement, le jeune Peter laisse filer un voleur parce qu’il estime que « ce n’est pas de ses affaires » (et que celui qui a été cambriolé l’a un peu mérité). Peu de temps après, ce même cambrioleur assassine l’oncle de Peter, qui prend alors la mesure des conséquences de son refus d’intervenir. Il se promet qu’on ne l’y reprendra plus. Non, soyez sans crainte, je ne me prends pas pour un superhéros…

Mais grâce à Spider-Man (!), je me sentais légitimé d’engueuler ce cycliste raciste devant mon fils. De ne pas laisser passer cette agression verbale comme si elle ne relevait pas « de mes affaires ». On a parfois tendance à le faire, moi le premier.

Ce qui m’est aussi passé par l’esprit, au moment de reprocher à ce goujat ses insultes racistes et misogynes, c’est que Fiston a lui-même déjà été surpris, alors qu’il jouait à des jeux vidéo en ligne avec ses amis, à dire le mot « putain ». Sa mère non plus n’a pas laissé passer ça. Elle lui a plutôt passé un savon…

Fiston est à fond dans la culture geek : films de superhéros, jeux vidéo, appareils électroniques, informatique. Je crois sans exagérer que la fois où il m’en a voulu le plus, c’est lorsque j’ai oublié de l’accompagner à la journée « portes ouvertes » chez Ubisoft. Il était en cinquième année. Il m’en parlait depuis des semaines. Ça m’était sorti de la tête.

Oui, Ubisoft, dont le quartier général montréalais se trouve tout près de chez nous, et dont les affaires de harcèlement sexuel et psychologique, dans un contexte toxique de sexisme systémique, viennent d’éclater dans les médias. Pour peu que l’on s’intéresse à l’univers des jeux vidéo, ces révélations ne sont pas très étonnantes.

En lisant les textes de mes collègues sur cette culture d’entreprise chez Ubisoft, j’ai repensé à La meute de Catherine-Anne Toupin. Une pièce de théâtre percutante, au propos très troublant, sur la cyberintimidation des femmes, notamment par des « incels » (les fameux « célibataires involontaires »), et la misogynie rampante autour de l’univers du jeu vidéo. Une réflexion sur la colère, la violence des mots et l’agressivité du discours ambiant, notamment sur les réseaux sociaux et les forums de discussion.

On élève nos fils, dès le plus jeune âge, dans le respect des femmes. Ils savent faire la différence entre le harcèlement et le flirt avant d’entrer au secondaire. « Si une fille est pas intéressée et que tu continues de l’achaler, c’est du harcèlement », disait tout bonnement Fiston, après un cas très médiatisé de harcèlement sexuel, il y a cinq ans. Il avait 11 ans.

Et pourtant, alors que son frère dit spontanément « putain » en parlant avec ses copains, lui adule un rappeur français qui dit le mot « pute » plusieurs fois, dans quantité de ses chansons. Pute ceci, pute cela… « Tu trouves pas son discours misogyne ? », lui ai-je demandé la semaine dernière, au risque de passer pour un mononcle qui ne comprend pas la culture « djeune ».

On me dira que de tout temps, la culture populaire, et la musique populaire en particulier, n’a pas utilisé un vocabulaire très édifiant ou respectueux pour parler des femmes. C’est vrai. Mais les mots sont chargés de sens. Ils ont une importance. Le sexisme, la misogynie, la culture du viol se nourrissent de la culture populaire. La vision que les jeunes hommes ont des femmes est forcément influencée, qu’ils le veuillent ou non, par ce qui est véhiculé dans la culture populaire. Par les mots dont on se sert pour les décrire, parler d’elles et parfois, les dénigrer.

Je sais qu’il y réfléchit. Il a une fibre féministe. Nous avons eu des discussions intéressantes, la semaine dernière, sur le harcèlement et les agressions sexuelles, sur le consentement. Il a vu des youtubeurs qu’il suit sur les réseaux sociaux être visés par des allégations d’inconduite sexuelle. Il en a entendu certains admettre leurs torts, d’autres être éclaboussés après avoir clamé leur innocence.

« Disons que lui, on n’a pas été surpris ! » Il n’est pas dupe de l’hypocrisie de certaines de ces jeunes stars du web, dont le succès est monté à la tête, qui se croient tout permis et qui profitent de la crédulité de jeunes femmes pour abuser de leur confiance.

À eux aussi, je suis sûr qu’il dirait : « On ne parle pas comme ça à une femme. »