Sa naissance fut un choc pour sa famille ; sa mort, survenue il y a peu, tout autant. On lui prédisait 20 ans d’espérance de vie ; il en aura traversé plus du triple. Gérard Saint-Pierre, benjamin de sa fratrie, jouait aussi les doyens : il était, au moment de son décès et à ce que l’on sait, l'un des plus anciens Québécois vivant avec la trisomie 21. Celui qui était né « différent » durant la Grande Noirceur, victime de la mentalité de l’époque, est finalement parvenu à devenir un soleil pour ses huit frères et sœurs. Une longévité remarquable enracinée dans le soutien de sa famille et des foyers d’accueil.

Pourtant, les premières années de sa vie furent des plus éprouvantes. Neuvième et dernier enfant d’une famille de Saint-Hyacinthe, Gérard est arrivé comme un coup de tonnerre. La naissance de cet enfant frêle, présentant des problèmes de développement, souleva rapidement un immense voile de trouble chez les Saint-Pierre. En 1956, on ne parle pas encore de trisomie 21, les connaissances à ce sujet étant quasi inexistantes. D’un point de vue social, c’est la honte et l’opprobre. La famille ébranlée tâtonne, cherche des explications, sur fond de culpabilité, alimentée par l’Église.

Avec les valeurs catholiques et conservatrices de l’époque, il était rejeté. C’était très difficile pour lui, au début.

Jacques, frère de Gérard

« On ne savait rien, il n’y avait aucun service éducatif ou médical, et des préjugés terribles circulaient sur ces enfants-là », renchérit sa sœur aînée Céline.

Une situation d’autant plus embarrassante pour le père de famille, René Saint-Pierre, que celui-ci est élu député la même année, puis nommé ministre des Travaux publics en 1961. « Mon père a eu de la difficulté avec ça », confie Jacques. Et malgré l’entourage bienveillant de son frère et ses sept sœurs, Gérard souffre, vit dans la peur et l’exclusion. « Il savait qu’il était différent, il ne voulait jamais regarder une photo de lui-même ni se regarder dans le miroir. Il était frustré de ne pas pouvoir faire les mêmes choses que nous », rapporte Céline.

Sous la pression du corps médical, l’enfant est placé en institution, au Mont-Providence, à l’âge de 9 ans. La famille, pourtant réticente, espère son développement. Grave erreur. Livré à lui-même dans un lieu sordide tenu par une communauté religieuse, coupé des siens, il dépérit. « Nous pouvions le visiter une fois par mois. C’était terrible. Quand je m’y suis rendue, je l’ai trouvé recroquevillé sous une chaise. À son entrée, il était capable de marcher et de parler. Là, il ne pouvait plus se tenir debout et sa déficience intellectuelle s’était aggravée », se désole Céline.

C’est le pédopsychiatre Denis Lazure qui mettra fin à son calvaire en créant des foyers spécialisés, où Gérard trouvera refuge. Pendant 20 ans, il restera sous l’aile de Geneviève Dubois, une infirmière, puis sous celle de Philomène Achille, qui restera son ange gardienne jusqu’au crépuscule de sa vie.

Chapeau, cow-boy !

À l’époque, entre l’ostracisme et l’indigence des soins, on prédisait qu’il ne passerait pas le cap des 20 ans. C’est finalement celui de l’année 2020 qu’il atteindra, à l’âge de 64 ans.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE SAINT-PIERRE

Rejeté dans son enfance malgré un besoin affectif inextinguible, M. Saint-Pierre a vécu des années infernales au Mont-Providence, où il a côtoyé les « orphelins de Duplessis ».

Cette longévité remarquable, parallèle à un épanouissement progressif, sa sœur Suzanne l’explique par « sa grande force émotive et mentale, grâce à laquelle il a surmonté ce qu’il a vécu au Mont-Providence », mais aussi l’affection indéfectible de ses foyers d’accueil et de sa famille. Au fil des ans, il a gagné en autonomie, prenait l’autobus seul, a occupé des emplois – travaillant notamment une vingtaine d’années à La boutique du plongeur de Laval. « Il a eu la chance d’avoir accès à des milieux ouverts d’esprit », se console sa sœur Marguerite.

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Chaque été, la famille Saint-Pierre se retrouve au chalet familial, où Gérard fait figure de trait d’union.

Chaque été, au chalet des Saint-Pierre, le soleil est de sortie, mais c’est autour de Gérard que gravite la fratrie, ainsi que ses neveux et nièces ; de paria, il est passé à ciment d’unité familial.

C’est devenu notre hyperlien social, il nous a réunis en famille, et cela a beaucoup joué dans son développement affectif.

Céline, sœur aînée de Gérard

Ainsi, malgré les années sombres de sa jeunesse, nourri de l’affection des siens, il rayonne. « C’était une personne lumineuse. Il était extrêmement chaleureux, toujours de bonne humeur, et ressentait le besoin de communiquer », évoque Jacques. « Il démontrait une intelligence émotionnelle exceptionnelle, savait capter les émotions, se faisait caméléon en adoptant des attitudes selon les personnes avec qui il se trouvait », indique Marguerite.

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Gérard Saint-Pierre était passionné de musique.

Curieux de tout et très ouvert sur le monde, il vouait une véritable passion aux drapeaux, capitales, mais surtout aux folklores, musiques et danses internationales, s’abreuvant de découvertes exotiques et de collections. Il s’inventait des personnages, se prétendant tantôt motard, tantôt cow-boy. Notamment, ses capacités de mémorisation impressionnaient ses interlocuteurs.

Oui, Gérard était différent. Au point de faire la différence dans la vie des autres. « Il a orienté le choix de ma carrière. Quand j’ai cherché dans quoi m’embarquer, j’ai réalisé que c’était important d’être avec les enfants pour les aider à traverser des périodes difficiles », se rappelle Suzanne, devenue psychoéducatrice.

Autant sa naissance avait provoqué un séisme familial, autant sa mort a une nouvelle fois secoué ses proches. Emporté par une pneumonie d'aspiration, dans le contexte angoissant de la pandémie de COVID-19, le « cow-boy de l’Est », comme on le surnommait, a finalement mis pied à terre. Après le rodéo infernal subi dans tes jeunes années, Gérard, tu n’as pas volé ce repos bien mérité.

> Une école de Saint-Hyacinthe pour les enfants avec des besoins particuliers porte le nom de René-Saint-Pierre depuis 1978.

Trois mythes sur la trisomie 21

Même si les mentalités ont évolué depuis les années 50, certains préjugés vont toujours bon train aujourd’hui sur les personnes vivant avec cet état congénital. Geneviève Labrecque, directrice générale du Regroupement pour la Trisomie 21, déboulonne pour nous quelques mythes tenaces à leur sujet.

Ils se ressemblent tous

« C’est vrai qu’ils ont des caractéristiques communes, comme de plus petits yeux en amande ou un visage plus arrondi, mais ils ont aussi les traits de leur famille. Dans notre regroupement, on en a des roux, des blonds, etc. », corrige Mme Labrecque, expliquant que ce mythe vient en grande partie des communautés religieuses qui les accueillaient, en les habillant et en les coiffant de façon similaire.

Ils ne sont pas capables d’apprendre

Malgré leur déficience intellectuelle, ils disposent d’une capacité d’apprentissage, variable d’un individu à l’autre. « Nous en connaissons un qui parle trois langues. Tout dépend de leur personnalité et de leurs intérêts », explique la directrice de l’organisme, précisant que leur mémoire à court terme est souvent moins efficace, mais que celle à long terme est particulièrement solide.

Ils n’ont rien à apporter à la société

Plusieurs ont une activité professionnelle. « Les employeurs nous disent toujours que ce sont les employés les plus présents, souriants et contents de travailler, même si ce sont des travaux qui peuvent nous sembler banals », rapporte Geneviève Labrecque, soulignant qu’ils peuvent également jouer un rôle de noyau familial, comme ce fut le cas de Gérard Saint-Pierre.