Elle est née il y a 105 ans dans un village qui n’existe plus.

Au bout du fil, la voix m’a semblé si jeune que j’ai cru qu’une infirmière ou une préposée avait répondu.

« Est-ce que je peux parler à Mme Côté ?

— C’est moi, Marc ! »

J’ai ri.

« Comment ça va, grand-maman ?

— Je vais te dire… c’est difficile. Je ne peux plus voir personne ! »

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Alphonsine Leblanc-Côté lors des célébrations de son 100e anniversaire.

Lorsqu’elle a subi une fracture de la hanche, début avril, ma grand-mère s’attendait au pire. Elle a dû être hospitalisée à Maria, une municipalité gaspésienne de 2500 habitants durement touchée par la COVID-19, avec des dizaines de cas déclarés dans des résidences pour personnes âgées. On craignait qu’elle ne la contracte à son tour, alors elle a été placée en isolement pendant 14 jours.

De retour à sa résidence du Pavillon Sainte-Hélène, à Pointe-à-la-Croix, elle a été de nouveau isolée pendant deux semaines. Elle ne peut plus se servir de son déambulateur, mais au moins, elle n’a pas été infectée par la COVID-19. « Ce qui est dur, c’est qu’on ne sait pas combien de temps ça va durer, me dit-elle. Avant de mourir, j’aimerais revoir mes filles et mes petits-enfants ! »

Alphonsine Leblanc-Côté est née le 4 janvier 1915 dans le village de Saint-Louis-de-Gonzague. Une paroisse qui, comme plusieurs autres de l’époque en Gaspésie, a été fermée par le gouvernement du Québec en 1974. L’électricité y était arrivée seulement en 1958…

Son père est décédé alors qu’elle n’avait pas 2 ans, juste avant que la grippe espagnole ne cause, en 1918, la mort de 14 000 Québécois en moins de six mois. Elle a été élevée par le deuxième mari de sa mère qui, comme son père biologique, portait le patronyme Leblanc, l’une des familles fondatrices de Saint-Louis, dans l’arrière-pays de la Baie-des-Chaleurs (où une cinquantaine de personnes habitent toujours, contre vents et marées).

Quand ma grand-mère est née, les femmes n’avaient pas le droit de vote au Canada, jeune pays de moins de 50 ans. Elle avait déjà 25 ans lorsqu’il lui a été permis de voter au Québec. Elle est une des rares Québécoises à avoir vécu les années 10… deux fois. Et elle a toute sa tête pour se rappeler.

Elle se souvient des prénoms de ses 17 petits-enfants et de la dernière fois qu’elle les a vus. Elle prend des nouvelles de ma sœur qui est confinée chez mes parents, de mes fistons, qui « doivent être grands maintenant ».

« Ils sont presque aussi grands que moi !

— Tu vas voir, ce ne sera pas long qu’ils vont aller à l’université ! »

Élevée aux côtés d’un frère, d’une sœur et d’une demi-sœur, disparus depuis longtemps, elle n’a pas eu la chance d’avoir une « instruction ». Mais elle est parfaitement bilingue. Elle lisait encore beaucoup jusqu’à tout récemment, en anglais comme en français.

Ma grand-mère est née au lendemain du déclenchement de la Grande Guerre et s’est mariée à la veille de celui de la Seconde Guerre mondiale. Son mari Sarto, de deux ans son aîné, était entrepreneur et fut maire de la ville de Pointe-à-la-Croix, de 1955 à 1969. Ils ont longtemps habité la rue qui porte son prénom.

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Alphonsine et son mari Sarto, dans les années 40

Certains l’appellent « Madame Sarto », ce qui lui fait plaisir. Pour les intimes, c’est plutôt « Ti-Fille », parce qu’elle est aussi menue que son mari, décédé en 1993, avait un physique imposant (et inspirait le respect avec une assurance tranquille). Alphonsine et Sarto ont eu six filles, dont ma mère, Marcella. L’aînée, Gratienne, chez qui on a célébré des Noëls mémorables à Matapédia, a été emportée par un cancer alors qu’elle n’avait que 53 ans.

« Je me souviens qu’on avait fêté votre 50e anniversaire de mariage à Matapédia…

— C’était une belle fête ! J’ai des bonnes filles, de bons petits-enfants. Ça m’a fait chaud au cœur de vous revoir ensemble pour mes 100 ans. »

Les petits-enfants (et 33 arrière-petits-enfants) de « Ti-Fille » habitent d’un bout à l’autre du pays, de Gaspé à Victoria. Nous n’avons pas souvent l’occasion de nous retrouver. Mais j’ai d’excellents souvenirs de ce 50e anniversaire de mariage, en particulier de ma première sortie dans un bar de la 132, avec mes cousins de Matapédia et de Saint-Alexis, alors que j’avais à peine 16 ans.

Nous nous sommes retrouvés pour la plupart, il y a cinq ans, pour le centenaire de notre grand-mère, dans un hôtel de Campbellton, au Nouveau-Brunswick, à un jet de pierre de la maison de mes grands-parents, sur l’autre rive de la rivière Ristigouche. Enfant, j’étais fasciné par le décalage d’une heure entre les deux bords du pont.

« Tout est fermé, les chemins sont fermés. Même le pont est fermé ! », me dit ma grand-mère, qui a vu ériger ce pont à poutre en 1961. Je venais de lui parler d’un projet fantasmé de vacances d’été dans ma Gaspésie natale, près du parc Forillon. Il est loin d’être sûr que la région sera ouverte au tourisme en juillet…

J’ai de vagues souvenirs du camping de Saint-Omer, où mes grands-parents se réfugiaient l’été dans une roulotte. La maison de mes grands-parents était un lieu de retrouvailles idéal entre cousins, avec la table de billard et les jeux de poches au sous-sol. On s’amusait avec les rythmes échantillonnés du piano électrique, au salon, où l’on regardait des épisodes du téléroman Days of Our Lives avec grand-maman, qui nous servait des biscuits sablés, avant que grand-papa ne nous emmène manger chez Dixie Lee ou chez A&W.

Elle est « pétillante ». C’est le mot qui décrit le mieux ma grand-mère, selon ma belle-sœur, qui l’a vue l’été dernier, de passage dans la région avec mon frère et leurs jeunes garçons. « Elle a encore un sourire resplendissant et une très bonne mémoire », soulignait avec raison une journaliste du journal local, à l’occasion de ses 104 ans, quelque temps après qu’elle se soit rétablie d’une pneumonie. Ma grand-mère a connu deux pandémies et deux guerres mondiales. Ce n’est pas une pneumonie qui allait l’arrêter…

« Joyeuse fête des Mères, grand-maman !

— C’est aujourd’hui ?

— Non ! C’est dimanche.

— Ta mère va sûrement cuisiner un pâté traditionnel. C’est ma recette !

— Pas sûr que je vais pouvoir y goûter ! Je vais la saluer sur son balcon. Ça va être une fête des Mères à distance.

— Tu salueras tout le monde. Merci de m’avoir appelée, ça fait chaud au cœur.

— À bientôt, j’espère… »