Le 3 avril dernier, quand Denise Albert a changé sa photo de profil pour y ajouter l’arc-en-ciel et les mots « ça va bien aller », j’ai souri. Parce que Denise était toujours du côté de l’espoir.

Denise, que ses amis surnommaient Didise, est morte de la COVID-19 le 1er mai. Nombreux sont celles et ceux à qui ça a fiché un dur coup. Parce que Denise, née avec la paralysie cérébrale, n’était pas en fin de vie. Juste handicapée. Mais elle vivait dans un CHSLD, ce qui ne pardonne pas toujours ces temps-ci. Plus précisément au CHSLD Benjamin-Victor-Rousselot, l’un des foyers d’éclosion où l’on a dépêché l’armée.

Au cours de sa vie, Denise a noué de nombreuses amitiés malgré son handicap. C’est par ma mère, qui a longtemps été sa préposée, que je l’ai connue. Je l’ai rencontrée une première fois dans les années 90, quand j’allais voir ma mère à son travail au centre hospitalier Jacques-Viger.

Chaque fois, ça me prenait quelques heures pour me remettre d’avoir vu tant de solitude et de souffrances que le personnel s’appliquait à adoucir. Je n’ai jamais entendu ma mère chialer contre son salaire, mais pendant toute sa carrière, je l’ai entendue pester contre des coupes et des réorganisations qui détruisaient le caractère humain de son métier. C’est-à-dire prendre le temps qu’il faut pour parler, mettre les patients en confiance, leur offrir des soins qui ne soient pas à la hâte, ne pas avoir une vingtaine de cas lourds par préposée débordée. L’actuelle pénurie d’employés ne tient pas qu’au salaire, mais tout autant aux conditions de travail.

PHOTO FOURNIE

Denise Albert et la mère de notre chroniqueuse, Nicole Guy, lorsqu’elle était préposée aux bénéficiaires.

Quand ma mère a changé de CHSLD à la fermeture de Jacques-Viger, elle est restée en contact avec Denise, qui avait le don pour que les gens s’attachent à elle. Elle appelait ma mère « mon ange » bien avant que ça devienne une expression consacrée par la pandémie.

Il y a sept ans, j’ai hésité avant d’accepter Denise sur Facebook. Après tout, ce n’était pas mon amie à moi. J’ai finalement découvert une femme drôle, brillante, forte, qui avait du caractère. Elle m’a tellement étonnée que j’ai fait un portrait d’elle l’an dernier pour La Presse.

> Lisez le portrait de Denise Albert par Chantal Guy

Ça me fascinait, le décalage qu’il y avait entre la femme avec qui on pouvait échanger sans problème en privé sur Messenger et celle qui avait toutes les difficultés du monde à se faire comprendre en personne. La paralysie cérébrale la clouait à un fauteuil roulant, l’empêchait de parler, lui faisait faire des mouvements incontrôlés. Ce n’était pas évident. La première fois que mon chum l’a rencontrée, il est devenu blanc comme un linge. Il ne savait pas comment réagir, il avait peur de lui faire mal en serrant sa main qui bougeait dans tous les sens. Denise, ma mère et moi, on a pu se moquer de lui pendant des mois après. « Mais oui, mais je ne savais pas que c’était à ce point-là », s’est-il excusé, et cette franchise a fait qu’elle a adoré mon chum, qui la faisait tellement rire.

De pouvoir communiquer par l’internet faisait tomber la plupart de ces obstacles. Et beaucoup de préjugés, j’ai l’impression, même chez ceux qui se pensent ouverts.

Elle a profité au maximum des nouvelles technologies, de ICQ jusqu’à Skype. Et vous savez quoi ? C’est l’une des rares personnes que j’ai vues utiliser un réseau social pour les bonnes raisons. Denise n’a jamais partagé une théorie du complot, et encore moins du contenu haineux.

Quand ils ont compris que le feu était pris dans les CHSLD, la famille et les amis de Didise ont tous pensé à elle. Puis elle leur a écrit qu’il y avait deux ou trois cas à Rousselot. Pour sa protection, elle a été enfermée dans sa chambre, sans sorties ni possibilités de visites, pendant cinq semaines. Un premier test de la COVID-19 s’est avéré négatif. On s’est écrit pour la dernière fois le 13 avril. Elle m’a avoué qu’elle avait « la chienne ». Je lui ai demandé de nous tenir au courant. « Oui, sur le 220, hi hi hi », m’a-t-elle répondu, avec son humour habituel.

Ensuite, Didise est tombée malade et n’était plus sur Facebook. Elle était alitée et a combattu ce maudit virus pendant plus de deux semaines, assez longtemps pour faire croire un peu à ceux qui l’aimaient qu’elle allait s’en sortir. La seule façon de lui parler était alors de lui laisser des messages d’encouragement sur son répondeur, en espérant qu’elle puisse les entendre.

Le 1er mai, c’était fini, et nous avons tous pris la mesure impitoyable de ce virus. Denise Albert avait 66 ans. Elle laisse derrière elle sa famille aimante, et aussi beaucoup de gens pour qui elle aura transformé la vision qu’on se fait d’une personne handicapée.

La famille de Denise

Sa sœur Carole a bien voulu me parler de Denise, qui était l’aînée d’une famille de quatre enfants. « Elle m’a tellement impressionnée tout le temps que je l’ai connue, confie-t-elle. Elle a été placée au Foyer de la charité de Pointe-aux-Trembles quand elle avait 13 ans. Moi, j’étais toute jeune. Parce que dans les années 60, à Sept-Îles, il n’y avait rien pour les handicapés. En nous regardant partir à l’école, mes frères et moi, elle pleurait. Parce qu’elle voulait vraiment apprendre. Mes parents ont trouvé cette place-là, et ça a été très difficile pour eux de s’en séparer. C’est là qu’elle a appris à lire, à écrire, la base. Les premières années, elle venait un mois l’été et une semaine l’hiver dans la famille, et pour moi, c’était comme une tante en visite. Quand elle a eu sa première machine à écrire électrique, elle m’a écrit une lettre à moi. »

  • Denise Albert avec ses parents, Léo et Louise, ainsi que ses frères Claude et Michel, et sa sœur Carole

    PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

    Denise Albert avec ses parents, Léo et Louise, ainsi que ses frères Claude et Michel, et sa sœur Carole

  • Denise Albert enfant, avec son père, sa sœur et ses frères

    PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

    Denise Albert enfant, avec son père, sa sœur et ses frères

  • Denise Albert que ses amis surnommaient Didise.

    PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

    Denise Albert que ses amis surnommaient Didise.

1/3
  •  
  •  
  •  

À ce moment-là, la voix de Carole se brise un peu. « On dirait que c’est là que j’ai pris conscience que j’avais une grande sœur, dit-elle, en étouffant un sanglot. J’avais 14 ans. C’est venu me chercher. J’ai vu qu’elle avait les mêmes expressions que nous autres dans la famille, elle parlait comme nous, elle était intelligente comme nous. Après ça, on ne s’est pas lâchées. Je l’adorais, et elle me protégeait. Quand mes frères m’agaçaient trop, elle leur lançait une gauche ! [rires]

Ma sœur a toujours pris la vie du bon côté, elle a toujours été de bonne humeur. Des fois, j’étais presque enragée, car il y avait tellement de choses qu’elle voulait faire, mais son corps ne voulait pas ; je me demandais comme elle faisait pour endurer ça. Elle a inspiré beaucoup de gens par sa persévérance, sa joie de vivre et son humour.

Carole, la sœur de Denise

Les parents de Denise sont toujours en vie et habitent à Granby, dans une résidence dont ils ne peuvent sortir parce qu’ils ont plus de 90 ans et font partie des personnes à risque. Sa mère en larmes s’est excusée au téléphone de ne pouvoir me parler, c’était trop dur, et m’a passé son mari, M. Albert, 92 ans, à qui je présente mes condoléances, tout en lui disant combien Denise a marqué les gens qui l’ont connue. “Même nous autres, elle nous a impressionnés, Madame, me répond-il. Si je vous disais qu’à 15 ans, elle a appris à lire juste avec une petite tablette avec l’alphabet et les chiffres. Je lui ai trouvé une dactylo électrique. Sa première lettre, ça nous a frappés. Ce n’était pas une enfant, c’était une adulte qui nous écrivait. On était toujours sur l’impression qu’on la traitait un peu comme un bébé. Ça nous a soulagés, et après ça, elle a suivi un cours d’informatique, et avec l’internet, elle a pris le large, comme on dit !”

Malgré la paralysie cérébrale, Denise avait une grande soif d’indépendance. Elle ne supportait pas les gens qui lui parlaient comme si elle avait un retard mental. Sa famille et elle ont enduré les préjugés. “Oh, mon dieu, oui, confirme M. Albert. Un jour, quand elle était au centre Paul-Bruchési, une femme a dit : ‘Je vais sortir ma mère d’ici, c’est une gang de fous comme elle.’ Denise a fait une crise pour se défendre. Ça prend une personne mal intentionnée pour dire des choses de même. Mais Denise avait des amis incroyables, et elle a donné du courage à beaucoup de personnes. »

Des amis comme Nicole Guy, Alain Allard, Yvon Perron, Lynda Lessard ou Diane Malo, qui lui ont tous rendu hommage sur sa page Facebook.

Ce dont M. Albert est le plus fier, concernant sa fille Denise ? 

Son humeur ! Elle a toujours été joyeuse, même enfant. Et elle avait de la répartie, elle nous relançait, c’était pas long. Ce qui m’épate aussi, c’est que, autodidacte, c’était surprenant le vocabulaire qu’elle avait quand elle écrivait.

M. Albert, le père de Denise

Carole et son père m’expliquent que Denise avait fait des arrangements funéraires préalables. Elle a été incinérée et son urne sera conservée jusqu’au moment où il sera possible de réunir ses proches pour une cérémonie. « Ces trois dernières semaines, ça a été l’enfer, confie M. Albert. On ne pouvait pas communiquer avec elle. Quand le médecin a dit à Carole qu’il ne pensait pas qu’elle allait s’en tirer, ça a déclenché les crises de larmes. Elle a commencé à recevoir de la morphine toutes les quatre heures, et un matin, le médecin a dit à Carole qu’elle n’avait pas ouvert les yeux. On savait que c’était la fin. Un autre coup de couteau au cœur. J’ai accepté. Je priais la Sainte Vierge tous les soirs et, les derniers jours, je lui ai dit : “Je vous la confie.” Denise s’est éteinte le 1er mai. Je suis sûr qu’elle a une bonne place au ciel. »

Et dans nos cœurs aussi, Monsieur et Madame Albert.