Le bonheur est rarement facile ou permanent. Qu’à cela ne tienne, cet état de grâce est à la portée de tous, malgré les épreuves de la vie, voire grâce à elles. La Presse rencontre chaque semaine quelqu’un qui semble l’avoir apprivoisé.

Kaitlin Doucette est un bourreau de travail. Sommelière au restaurant Foxy, elle a perdu son boulot dès le début de la crise de la COVID-19, comme bien d’autres. Deux jours plus tard, elle avait déjà créé le Fonds de secours des travailleurs de la restauration de Montréal, à partir de Chelsea, en Outaouais, où elle est confinée avec son amoureux et sa maman.

« Il n’était pas question qu’on reste à Montréal. On habite dans un condo sans balcon. Et je préférais ne pas laisser ma mère seule dans sa maison un peu isolée. Ici, au moins, on peut prendre l’air », raconte, en appel FaceTime, celle qui aime prendre soin des autres.

Kaitlin n’écoule cependant pas ses journées à humer l’air frais du parc de la Gatineau, un verre de vin naturel à la main. Elle passe le plus clair de son temps à gérer le Fonds d’urgence avec la cofondatrice Jessica Cytryn, ex-collègue qui travaille aujourd’hui en droit alimentaire, et le reste de l’équipe, composée d’une douzaine de personnes. Au total, une quarantaine de dévoués « amis de la restauration » auraient contribué à la mise sur pied de cette campagne GoFundMe devenue OBNL. À ce jour, plus de 80 000 $ ont été récoltés et 500 personnes aidées. De nombreux partenaires – restaurants, agents de représentation en vin, torréfacteurs locaux, etc. – continuent de remettre un pourcentage de leurs ventes au Fonds. 

Un milieu vulnérable

La main-d’œuvre du milieu de la restauration est particulièrement hétérogène et, dans certains cas, vulnérable. Elle compte notamment dans ses rangs des personnes aux prises avec des problèmes de dépendance aux drogues et à l’alcool, des nouveaux arrivants, de nombreux étudiants dans une situation financière précaire, etc.

Bien souvent, ces gens ont l’habitude de travailler plus de 60 heures par semaine. « Que l’on soit en salle ou en cuisine, la restauration est un boulot particulièrement exigeant, dont le rythme est rapide. On est constamment en mouvement. Être complètement arrêté, du jour au lendemain, et assis avec soi-même pendant une période de temps indéterminée mais déjà pas mal longue, ça peut avoir des impacts psychologiques considérables sur certaines personnes.

C’est sûr que l’idéal serait que tout le monde prenne ce moment pour divorcer d’avec notre mode de vie capitaliste, pour faire de l’introspection et pour développer de saines stratégies d’adaptation. Mais nous n’en avons pas tous la force, en ce moment.

Kaitlin Doucette

La femme de 30 ans se regarde elle-même aller, ces derniers temps, et est consciente du fait qu’elle a troqué un boulot à temps plein contre un autre (sans salaire, bien entendu). Mais elle n’aurait pas pu faire autrement. Elle s’était sentie incroyablement interpellée par la situation et par un projet semblable de fonds d’urgence mis sur pied à New York.

« J’y ai vu une manière vraiment positive de canaliser mon énergie pendant la crise. Je suis une femme de gauche qui s’intéresse au sort des personnes les plus marginalisées de la société, que ce soit certaines communautés culturelles, les personnes queer, trans, non conformes, les autochtones, les personnes âgées, la classe ouvrière, etc. La COVID a mis en lumière un grand nombre d’iniquités sociales. »

Le service dans le sang

Kaitlin est née dans le village de Wakefield, sur la rive de la Gatineau. Ses grands-parents étaient propriétaires de l’iconique Café Pot-au-feu, dans l’ancienne gare. Arrivés de Pologne, il y a une soixantaine d’années, ils avaient acheté des terres dans cette région à une demi-heure au nord d’Ottawa. La mère de Kaitlin a repris le café et l’adolescente y a bien sûr travaillé comme serveuse.

C’est pour étudier à l’Université McGill, en communications et études culturelles, que la jeune femme a déménagé à Montréal. « Je voulais être journaliste. J’ai fait un stage à la CBC. »

Mais elle a rencontré Gaëlle Cerf et Hilary McGown, de Grumman 78, sur ces entrefaites, hasard qui a changé sa trajectoire à tout jamais. « À 23 ans, j’étais gérante du restaurant. C’est là que j’ai rencontré le sommelier Charles Tarzi, qui a été mon premier mentor de vin. J’ai ensuite suivi mes formations WSET [Wine & Spirit Education Trust] à l’ITHQ [Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec]. J’aurais pu continuer dans cette voie officielle. J’adore étudier. Mais dans le domaine du vin, plus on avance, plus ça coûte cher. J’ai aussi développé une admiration pour des sommeliers qui avaient des parcours non traditionnels. Il y a vraiment une foule de manières d’apprendre sur le vin ailleurs que sur les bancs d’école. »

Un jour, Kaitlin aimerait bien ouvrir une petite table à la campagne. « Je souhaite tout simplement vivre une vie confortable. Je suis une personne pragmatique et réaliste. Je travaille à apprendre quelles sont les choses sur lesquelles je peux avoir un certain contrôle et quelles sont les choses sur lesquelles je dois lâcher prise, pour être mieux. J’essaie d’avoir une approche honnête et positive. Montrer son côté vulnérable, ce n’est pas une faiblesse, au contraire. Dans le milieu de la restauration, bien des femmes ont développé une carapace très épaisse, et pour cause. Elles ont subi beaucoup d’abus. Mais il y a d’autres modèles possibles et, pour ma part, j’essaie d’encourager les gens autour de moi à ne jamais avoir peur de demander de l’aide.

« Je crois fortement que commencer petit et que responsabiliser, stimuler son équipe sont des moyens de changer les choses positivement dans un milieu, quel qu’il soit », dit Kaitlin.

Le groupe pour lequel elle travaille, qui s’en est tenu à un seul commerce artisanal, Olive + Gourmando, pendant plus de 15 ans, en est un bon exemple. Aujourd’hui, on souhaite que ces « familles » qui se sont patiemment construites au fil des ans puissent continuer à grandir et à faire des petits.

> Consultez le site de Fonds de secours des travailleurs de la restauration de Montréal

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Questionnaire bonheur

Quelle serait ta définition du bonheur ?

« Dans les dernières années, je dirais que le bonheur correspond à cette difficile et fuyante notion d’équilibre. J’ai toujours accordé beaucoup d’importance à ma vie professionnelle, mais je commence à trouver de plus en plus de satisfaction ailleurs, dans mes amitiés, mes activités communautaires, mon investissement dans ma santé physique et mentale, dans le respect de mes valeurs fondamentales, dans l’amour, la famille, la nature et… le vin ! »

Qu’est-ce qui te manque le plus, après plus de cinq semaines de confinement ?

« Je m’ennuie de mes amis ! Je suis très chanceuse d’avoir une famille biologique dont je suis proche et qui me soutient, mais à titre de personne queer, je crois réellement au concept de “famille choisie”. Je m’ennuie de voir mes pals ! »

Quels changements durables aimerais-tu voir survenir dans la société, une fois la crise calmée ?

« C’est si rare qu’on ait la chance de faire une pause – notre société survit grâce à une main-d’œuvre illimitée qui ne se pose pas trop de questions. Cette crise a vraiment éveillé en moi des idées que j’ai toujours portées, mais sur lesquelles je n’agissais pas. C’est donc l’occasion de réfléchir à cette quiétude qui nous a toujours mis mal à l’aise. Il faut s’interroger, se tâter, s’observer dans un autre contexte que celui du travail. »