Un mercredi soir, dans une cuisine montréalaise. Assise devant son portable, un gin-tonic d’une main, le doigt sur le clavier de l’autre, une certaine journaliste a rendez-vous avec cinq interlocutrices. Et cette rencontre improvisée risque bien de s’institutionnaliser. À la guerre comme à la guerre, mesdames et messieurs, ou plutôt, à la crise comme à la crise, place aux cinq à sept virtuels !

Notre directeur de santé publique, Horacio Arruda, l’a bien dit en conférence de presse. En ces temps particuliers d’isolement forcé : « Profitez-en, profitez-en positivement ! »

Alors on a jasé, de tout, de rien, on a trinqué, puis jasé encore. Isolement, justement, mais aussi enfants, couple, boulot ou repos forcé, tout y est passé. Comme si de rien n’était. Et face à cette joie de se revoir enfin (même si ça ne fait que quelques jours, ça ressemble à une petite éternité), on s’est surtout toutes promis de récidiver.

Parce que ça a fait un bien fou, ce semblant de normalité. Malgré l’image parfois floue et le son souvent coupé. C’est prouvé ! 

C’est important de garder tout ce qu’on peut garder qui se rapproche de la normalité et qui est source de plaisir !

Rose-Marie Charest, psychologue

Qu’on se le dise : avec un minimum de créativité, grâce à Facebook, Skype ou Zoom, il est franchement facile de se recréer un semblant de vie sociale, autour d’un verre (ou deux, ou trois). Et de toute évidence, ce besoin est universel. Les Japonais ont déjà donné un nom à la pratique : « on-nomi », littéralement « boire en ligne », photos, captures d’écrans et témoignages virtuels à l’appui.

Stay the Fuck Home Bar

En Russie, une équipe de festifs designers a carrément mis sur pied le tout premier « bar virtuel », brillamment baptisé Stay the Fuck Home Bar, sorte de bar avec les moyens de la vidéoconférence du bord, permettant à des membres des quatre coins de la planète de prendre un verre ensemble, virtuellement s’entend. En résumé : « Un bar en ligne qui vous permet de rester en confinement, tout en vous connectant avec les gens que vous aimez. Un peu comme le phone sex : c’est agréable, sécuritaire, et ça vous tient loin des maladies [“pleasant, safe, and disease free”, dans le texte] ».

À noter, ces rassemblements en temps réel n’ont rien de nouveau. On assiste ici à un retour aux sources des tout premiers chats des années 90, réunissant des soirées entières des gens isolés, à l’étranger, ou en déplacement. Avec les années, « on a abandonné le temps réel parce que c’est contraignant et intrusif, dans nos quotidiens débordés » signale la sociologue Madeleine Pastinelli, professeure à l’Université Laval, laquelle a fait une thèse de doctorat sur les communautés en ligne. « Or, ce qu’on voit là, aujourd’hui, pour pallier une solitude, quand on est seul chez soi et qu’on s’ennuie, c’est exactement ce qui se passait à la fin des années 90 sur IRC [Internet Relay Chat]. »

PHOTO FOURNIE PAR ALAIN ROBILLARD-BASTIEN

Alain Robillard-Bastien, fondateur d’Ergoweb

Et l’intérêt de ces moments, aussi superficiels puissent-ils sembler, n’est pas à négliger. Tout particulièrement en l’absence de discussions spontanées autour de la machine à café, ou de discussions spontanées tout court. « Ce n’est pas évident, en conférence téléphonique, par exemple, de partager un “ça me stresse”, fait valoir Alain Robillard-Bastien, fondateur d’Ergoweb, une boîte de conception de systèmes numériques ergonomiques. Or on vit des moments de stress […] et c’est important de se donner une chance de se parler, pas seulement pour des choses liées à nos tâches […]. Et le cinq à sept sert aussi à favoriser ce genre de discussions. C’est très correct, et très important dans le contexte actuel », dit-il.

PHOTO FOURNIE PAR ÈVE LANIEL

L’équipe d’Expertus Technologies a transformé ses « vendredis rassembleurs » en rendez-vous virtuels.

Chez Expertus Technologies, une PME de technologies financières, on avait l’habitude de faire non pas des cinq à sept, mais plutôt des trois à quatre, tous les vendredis après-midi. Désormais, ces « vendredis rassembleurs » passent en mode virtuel, tout comme toutes les autres activités hebdomadaires (lundi cinéma, mardi déjeuner, ou jeudi activité physique), signale Ève Laniel, la directrice des ressources humaines. « Dans la situation qu’on vit actuellement, c’est très important de garder cette proximité psychologique, parce que clairement, on n’aura pas de proximité physique. Mais ça ne veut pas dire qu’on n’est pas une grande famille unie. Or c’est important qu’on ressente qu’on est en contact. […] La proximité psychologique, le sentiment d’appartenance, c’est primordial. »

Un mot qui vaut pour bien des boîtes, des familles et des groupes d’amis. « À travers toute cette situation, conclut-elle, c’est important de ne pas oublier le bien-être psychologique des gens. » Alors, gang, rendez-vous Facetime à 17 h ?

Dégustation virtuelle

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Asma Ben Tanfous, de l’entreprise Déserteur

Asma Ben Tanfous, fondatrice de l’entreprise Déserteur, devra se contenter de la compagnie virtuelle des gens ! Dans le feu de l’action, cette semaine, elle a décidé de proposer une dégustation à l’écran, qui aura lieu samedi, à 17 h 30. Les inscrits (montréalais) se feront livrer à domicile un repas pour une ou deux personnes du restaurant de poulet frit Roch le Coq et une bouteille de vin d’artisan. Une option végétarienne est aussi offerte. L’apéro commencera par un atelier en direct portant sur les techniques de dégustation. « J’ai vendu plus de billets en moins de 24 h [et avec un délai serré] que pour mes dégustations habituelles, nous a écrit Asma. Je vais proposer ça à d’autres restos pour les aider à arrondir leurs fins de mois et pour permettre aux petites agences de vendre leur vin. Je songe aussi à des cinq à sept [virtuels toujours] avec des gens de l’industrie pour remettre des dons à la communauté. Ça m’aide de ne pas me sentir complètement inutile. » — Ève Dumas

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